in www.agone.frHoward ZinnDe la démocratie en Amérique,Gouvernement oligarchique et résistance populaireCe n’est pas la énième histoire des Etats-Unis, mais une "histoire populaire", c’est-à-dire une histoire du conflit entre oppresseurs et opprimés, entre exploiteurs et exploités aux Etats-Unis, une histoire donc qui s’inscrit en faux contre les mythes unanimistes qui caractérisent, aux Etats-Unis plus qu’ailleurs peut-être, la conception idéologique de l’histoire.Zinn commence par l’arrivée des Européens et l’extermination des Indiens des Carabaïbes, puis le véritable génocide des Indiens d’Amérique du Nord. Il continue avec l’histoire de l’esclavage, un esclavage dont il rappelle qu’il n’était pas seulement celui des Noirs mais aussi celui des migrants qui, pour payer le voyage vers l’Amérique, se vendaient pour de nombreuses années comme esclaves aux propriétaires fonciers. Zinn termine son histoire sur les mouvements anti-guerres et les mouvements sociaux très importants des dernières décennies.Bref, c’est une autre Amérique que Zinn nous donne à voir, une Amérique largement inconnue de ce côté-ci de l’Atlantique. Une Amérique dont l’histoire est bien l’histoire de la lutte des classes. Une histoire d’une grande violence : la guerre de Sécession, exemple emblématique, a fait plus de 600.000 morts. Zinn montre que l’Indépendance américaine ne fut pas une révolution populaire (c’est l’énorme différence avec la révolution française) mais un mouvement indépendantiste conduit par des aristocrates fortunés qui n’ont eu de cesse de garder leurs privilèges, fût-ce en les parant de déclarations ronflantes. La classe dominante a toujours cherché à maintenir, sans le moindre partage, son pouvoir sur les classes opprimées et les fameuses libertés n’ont jamais été vraiment garanties que pour les Blancs, anglo-saxons, fortunés et conservateurs. Dès que son pouvoir est un tant soit peu menacé, cette classe dominante fait preuve d’une brutalité, y compris contre la simple liberté d’expression, dont on ne trouve d’exemples ailleurs que dans les régimes dictatoriaux et tyranniques.Mais les Etats-Unis connaissent aussi des mouvements très radicaux. Zinn consacre de nombreuses pages au mouvement ouvrier et singulièrement aux IWW, les "Wooblies", et aux grands soulèvements prolétariens de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Cela ne remplace pas la lecture des livres de Philip Foner (abondamment cité par Zinn, mais introuvable en français ...) mais on dispose avec l’ouvrage de Zinn d’une bonne approche. Il passe très vite sur les évolutions internes au mouvement syndical, tant dans les années Trente avec la création du CIO, que dans les dernières décennies. Mais les contraintes du projet d’ensemble expliquent qu’on reste un peu sur sa faim.Politiquement, les Etats-Unis sont une oligarchie, où l’alternance entre démocrates et républicains n’est qu’un changement de personnel sur la base d’orientations profondément semblables, aussi bien dans la politique étrangère, nationaliste et impérialiste, que dans la soumission aux intérêts du "big business". Si la démocratie existe en Amérique, c’est uniquement dans la formidable vitalité de la résistance populaire dont il faut remercier Zinn (professeur émérite à l’université de Boston) de nous avoir donné un beau tableau.http://www.la-sociale.net/article.php3?id_article=190Denis Collin La sociale, 15/06/06 Howard Zinn, l'optimiste sans illusions L’ universitaire fait un retour sur son expérience militante et souligne l’utilité et la portée des combats populaires du demi-siècle écoulé. Les lecteurs de cet ouvrage y découvriront beaucoup plus que l’histoire d’un individu. Ils suivront l’itinéraire d’une vie ancrée dans le collectif et, à travers le prisme d’une expérience personnelle, saisiront l’histoire des grands mouvements sociaux qui ont marqué la société américaine dans la deuxième moitié du XXème siècle : le mouvement pour les droits civiques et le mouvement d’opposition à la guerre du Vietnam. Enfin, ils y puiseront une réflexion approfondie sur l’action militante et une leçon d’« optimisme sans illusions ». L’intérêt du livre de Zinn (1) tient à ce qu’il nous fait découvrir les multiples aspects, souvent inconnus et inattendus, du mouvement de masse pour les droits civiques, dont les acteurs anonymes ont fait preuve d’une obstination et d’un courage extraordinaire, risquant à tout moment leur vie pour le respect de leur dignité et de leurs droits. Quant au mouvement d’opposition à la guerre, le récit de l’auteur évoque des exemples d’actions impensables de ce côté-ci de l’océan : manifestation de masse devant le Pentagone, manifestations de combattants et d’anciens combattants, les uns dénonçant publiquement les horreurs de la guerre, les autres venant jeter leurs décorations sur les marches du Congrès à Washington, révoltes de soldats et désertions massives. Dans la dernière partie, les lecteurs verront un universitaire aux prises avec les autorités réactionnaires de son université se battre pied à pied pour défendre la liberté de pensée et le droit d’enseigner de façon non orthodoxe, au risque de perdre son emploi. L’auteur a fait tous les métiers avant d’être universitaire : en cela il est typique de beaucoup d’enfants d’immigrés juifs russes de sa génération (il a aujourd’hui plus de quatre-vingts ans). Mais il est hors de l’ordinaire parce qu’il fait partie de ces « radicaux » américains qui n’ont cessé de se battre pour plus de justice et de démocratie. À travers toutes ces luttes, les lecteurs découvrent des formes d’action militante qui pourraient nous inspirer, tout en ayant des traits spécifiquement américains. Le plus souvent, en effet, elles ne répondent pas à un mot d’ordre de parti politique mais à un sentiment d’indignation morale. Elles traduisent, comme l’analyse Marie-Christine Granjon (l’Amérique de la contestation, 1985), la méfiance à l’égard des partis, le refus « des voies ordinaires de l’action électorale ou partisane », le choix de « s’exprimer par des gestes symboliques destinés à émouvoir les consciences ». Le « radicalisme » américain a une prédilection pour des actions directes exemplaires et le plus souvent non violentes. Il est moral et existentiel, valorise l’engagement personnel, renvoie à « l’espérance d’un changement de société par la vertu de l’exemple ». Mais la non-violence n’est pas qu’une philosophie, religieuse ou pas, c’est aussi une tactique dans un rapport de forces qui n’est pas favorable à l’opprimé (dans une société prétendant respecter les valeurs morales et religieuses). Américain, enfin, ce pragmatisme de l’historien qui n’attend pas « le grand soir » mais qui croit que « l’histoire des changements sociaux est faite de millions d’actions, petites ou grandes, qui se cumulent à un certain moment de l’histoire jusqu’à constituer une puissance que nul gouvernement ne peut réprimer » (page 238). En ces temps moroses, un livre tonique et lucide.(1) On sait gré aux Éditions Agone d’avoir inséré dans l’ouvrage des documents qui éclairent aussi divers aspects de la contestation aux États-Unis.Marianne Debouzy L'Humanité, 06/03/2006 La culture, c’est aussi ce qui nous relie au passé. Et comment ne pas aborder dans ce dossier « Impasses et pistes culturelles » la question de l’histoire et de sa transmission. Pour ce faire nous avons immédiatement pensé à Howard Zinn et à sa remarquable Histoire populaire des États-Unis qui offre non seulement une autre vision de l’histoire mais également une autre façon d’étudier et de transmettre cette histoire. C’est en vain que nous avons essayé de contacter l’auteur. À défaut d’un texte « original » c’est un extrait de son ouvrage où est exposé son point de vue que nous vous proposons ici, en espérant que cette « reprise », dans l’esprit du combat mené par Zinn pour la ré-appropriation de notre histoire soit une invitation à se plonger dans la lecture de ce livre. L’historien ne peut pas ne pas insister sur certains événements au détriment des autres. C’est pour lui aussi naturel que pour le cartographe qui, afin de produire un document utile dans la pratique, doit d’abord aplanir et distordre la forme du globe avant de sélectionner dans la masse impressionnante des données géographiques les éléments indispensables à tel ou tel usage particulier d’une carte.Je ne discute pas le travail nécessaire de sélection, de simplification et de mise en valeur des faits, aussi incontournable pour l’historien que pour le cartographe. Néanmoins, si la déformation du cartographe est d’ordre technique et répond aux besoins communs de tous ceux qui utilisent des cartes, celle de l’historien est non seulement technique, mais également idéologique. Elle s’inscrit dans un univers où divers intérêts s’affrontent. Ainsi, tout accent mis sur tel ou tel événement sert (que l’historien en soit ou non conscient) des intérêts particuliers d’ordres économique, politique, racial, national ou sexuel.En outre, au contraire des objectifs techniques du cartographe, les intérêts idéologiques de l’historien sont souvent implicites. En histoire, le travail est présenté comme si tous les lecteurs d’ouvrages historiques partageaient un intérêt commun que l’historien servirait au mieux de ses capacités. Il ne s’agit pas d’une manipulation délibérée : l’historien a été formé dans une société où l’enseignement et le savoir sont présentés comme des notions techniques par excellence et non comme des outils de lutte entre classes sociales, races ou nations.Mettre l’accent sur l’héroïsme de Christophe Colomb et de ses successeurs en tant que navigateurs et découvreurs, en évoquant en passant le génocide qu’ils ont perpétré, n’est pas une nécessité technique mais un choix idéologique. Et ce choix sert – involontairement – à justifier ce qui a été fait.Je ne prétends pas qu’il faille, en faisant l’histoire, accuser, juger et condamner Christophe Colomb par contumace. Il est trop tard pour cette leçon de morale, aussi scolaire qu’inutile. Ce qu’il faut en revanche condamner, c’est la facilité avec laquelle on assume ces atrocités comme étant le prix, certes regrettable mais nécessaire, à payer pour assurer le progrès de l’humanité : Hiroshima et le Vietnam pour sauver la civilisation occidentale, Kronstadt et la Hongrie pour sauver le socialisme, la prolifération nucléaire pour sauver tout le monde. Nous avons appris à fondre ces atrocités dans la masse des faits comme nous enfouissons dans le sol nos containers de déchets radioactifs. Bref, nous avons appris à leur accorder exactement autant de place que celle qu’ils occupent dans les cours et les manuels d’histoire prescrits et écrits par les professeurs. Appliqué avec une apparente objectivité par les universitaires, ce relativisme moral nous paraît plus acceptable que s’il l’était par des politiciens au cours de conférences de presse. C’est pourquoi il est d’autant plus dangereux.Le traitement des héros (Colomb) comme celui de leurs victimes (les Arawaks), ainsi que l’acceptation tranquille de l’idée selon laquelle la conquête et le meurtre vont dans le sens du progrès humain, ne sont que des aspects particuliers de cette approche particulière de l’histoire, à travers laquelle le passé nous est transmis exclusivement du point de vue des gouvernants, des conquérants, des diplomates et des dirigeants. Comme si, à l’image de Christophe Colomb, ils méritaient une admiration universelle, ou comme si les Pères Fondateurs 1, ou Jackson, Lincoln, Wilson, Roosevelt, Kennedy et autres éminents membres du Congrès et juges célèbres de la Cour suprême incarnaient réellement la nation tout entière ; comme s’il existait réellement une entité appelée « États-Unis ». Une nation, certes sujette à des conflits et querelles occasionnels, mais qui n’en constituerait pas moins, au fond, un groupe d’individus partageant des intérêts communs. Cet « intérêt national », censé exister réellement et s’incarner aussi bien dans la Constitution, l’expansion territoriale, les lois votées par le Congrès, les décisions des cours de justice, que dans le développement du capitalisme et la culture de l’éducation et des médias de masse. « L’histoire est la mémoire des États », écrivait Henry Kissinger dans A World Restored, son premier livre, dans lequel il s’attachait à faire l’histoire du XXe siècle européen du point de vue des dirigeants autrichiens et britanniques tout en passant à la trappe les millions d’individus qui avaient eu à souffrir de leurs politiques. Selon lui, la « paix » qui caractérisait l’Europe avant la Révolution française fut « restaurée » par l’activité diplomatique d’une poignée de dirigeants nationaux. Pourtant, pour les ouvriers anglais, les paysans français, les gens de couleur en Asie et en Afrique, les femmes et les enfants partout dans le monde excepté dans les classes sociales les plus favorisées, il s’agissait d’un monde de conquêtes, de violences, de famine et d’exploitation. Un monde plus désintégré que « restauré ».N'autre école-Un autre futur, n°9, automne 2005 Spécialiste des mouvements populaires américains, Howard Zinn adopte un angle pour le moins inhabituel en partant du principe que la mémoire des États n’est pas celle des peuples. Son ouvrage, très dense et très documenté, retrace, depuis l’arrivée de Christophe Colomb jusqu’à la tragédie du 11 septembre 2001, une histoire qui n’est pas celle de l’historiographie traditionnelle. L’auteur a choisi son camp : celui des opprimés, c’est-à-dire celui de la plus grande partie de la population des États-Unis, toutes époques confondues. Il met en scène des siècles de conquêtes et de violences, depuis le massacre des Indiens, en passant par l’esclavage, jusqu’à l’exploitation éhontée de la classe ouvrière dès l’essor industriel. L’auteur souligne la propension de ce pays à faire le grand écart entre les idéaux de liberté et d’égalité et une réalité économique, sociologique et politique en totale contradiction avec ces valeurs. La guerre de Sécession prend un aspect différent sous la loupe de Howard Zinn qui rappelle que « le racisme était aussi bien ancré au Nord que l’esclavage au Sud ». Des émeutes de Blancs pauvres éclatent en 1863, au moment de l’incorporation des Noirs dans l’armée de l’Union, et des foules en colère se portent volontaires, au Sud comme au Nord, pour combattre. Et l’auteur de dénoncer l’usage de la rhétorique du « patriotisme, de l’aventure et de la croisade morale » par les responsables politiques pour détourner le ressentiment des plus exploités vers un ennemi désigné. La méthode sera réutilisé régulièrement au cours de l’histoire des États-Unis et un rapport officiel fait état de 103 opérations extérieures de 1798 à 1895. Le XXe siècle est à l’avenant, et le rêve américain sort bien écorné de cette liste interminable de charges accablantes. Historia, 03/04/2005 Napalm sur la Conche ROYAN. L’historien américain Howard Zinn a participé au bombardement de la ville, le 15 avril 1945. Il est aujourd’hui un opposant farouche à la guerre en IrakIl soufflera en décembre une 81e bougie. Historien et essayiste réputé aux Etats-Unis, l’homme porte derrière lui une vingtaine d’ouvrages, de nombreux textes, dont certains coécrits avec le linguiste et philosophe Noam Chomsky.Une blessure. Professeur émérite de l’université de Boston, Howard Zinn pourrait se contenter de couler une retraite bien pépère dans son petit coin du Massachusetts. Il n’en est rien. Car ce fils d’immigré hongrois est avant tout un grand militant des droits de l’homme, opposant notoire à la guerre, cosignataire du « "Not in our names" Project », texte engagé contre l’intervention américaine en Irak. Un infatigable activiste de la mémoire, qui secoue sans faiblir les branches par trop rigides de l’histoire des États-Unis, portant l’analyse bien au-delà des ors brillants et du cortège d’hagiographies meublant les manuels scolaires. A l’origine de tout cela, une blessure. Engagé dans l’US Air Force durant la Seconde Guerre mondiale, Howard Zinn a participé au second bombardement de Royan, en avril 1945.L’épisode reste gravé dans sa mémoire. « C’était quelques semaines avant la fin de la guerre, se souvient-il. Nous pensions que nous n’aurions pas d’autre mission de bombardement. J’étais basé en Angleterre avec la 8e Air Force. Nous avons été réveillés tôt le matin pour partir en mission sur Royan. Il nous a été dit que nous partions nettoyer une poche de troupes allemandes et que nous allions lâcher un nouveau type de bombes qu’ils appelaient "essence gélifiée". C’était du napalm, même si nous n’en connaissions pas le nom... Il était utilisé pour la première fois en Europe, bien qu’il ait déjà été testé contre le Japon. »Révolte. Pour le jeune militaire rendu à la vie civile, le temps est à la réflexion. Le jeune homme de Brooklyn, ouvrier dans un chantier naval, fait usage du « GI Bill » réservé aux anciens combattants pour obtenir une bourse d’études supérieures. Il gravit ensuite les échelons, enseignant l’histoire à Atlanta, puis les sciences politiques à l’université de Boston. Et développe une approche sociale de l’histoire des États-Unis.« Au moment où nous bombardions Royan, nous ne pensions pas à ce que nous faisions. Je comprends très facilement comment des atrocités sont commises en tant de guerre, lorsque les soldats ne réfléchissent pas, qu’ils se contentent de suivre les ordres et de faire leur boulot. Spécialement s’ils sont persuadés, comme nous l’étions, que c’était une "bonne guerre". Après les bombardements d’Hiroshima et Nagasaki, j’ai lu le livre de John Hersey relatant ce qu’il avait vu et entendu à Hiroshima. J’ai réalisé pour la première fois les conséquences humaines de nos actes. J’ai pensé à Royan, puis à Dresde. J’ai réalisé que la guerre, même une prétendue bonne guerre, corrompt tous ceux qui s’y engagent. »Histoire sociale. Howard Zinn a retrouvé la Charente-Maritime en 1966, après la reconstruction. Il y cherchait des documents touchant aux bombardements pour nourrir ses écrits. Des textes qui, déjà, vomissent la guerre, fustigent les mensonges de l’histoire officielle. « J’ai développé ma philosophie historique à partir de mes études et de mon expérience dans le sud des États-Unis, vivant et enseignant dans la communauté noire. En m’impliquant dans le mouvement contre les ségrégations raciales. En considérant de quelle manière les événements importants et dramatiques qui se déroulaient devant mes yeux, non rapportés, allaient disparaître des mémoires. Cela m’a donné l’envie d’écrire... et de considérer les événements historiques du point de vue des gens ordinaires. » Howard Zinn a parfois dû justifier ses prises de position devant les tribunaux...Philippe Belhache Sud Ouest, 20/11/2003 Casser la vision monolithique des États-Unis En ces temps de « guerre au terrorisme » et de patriotisme exacerbé chez nos voisins du sud, il est tentant de voir les Américain-e-s comme un bloc monolithique et réactionnaire. Un certain anti-américanisme entretenu par la gauche nationaliste s’y prête bien. Pourtant, les habitant-e-s des États-Unis sont capables du meilleur comme du pire. C’est ce que vient rappeler, fort à propos, la parution récente d’un ouvrage chez Agone/Lux : Une histoire populaire des États-Unis par l’intellectuel américain Howard Zinn.L’ambition de cette brique de plus de 800 pages est de « dire l’histoire de la découverte de l’Amérique du point de vue des Arawaks, l’histoire de la Constitution du point de vue des esclaves, celle d’Andrew Jackson vue par les Cherokees, la guerre de Sécession par les Irlandais de New York, celle contre le Mexique par les déserteurs de l’armée de Scott, l’essor industriel à travers le regard d’une jeune femme des ateliers textiles de Lowell, la guerre hispano-américaine à travers celui des Cubains, la conquête des Philippines telle qu’en témoignent les soldats noirs de Luson, l’Âge d’or par les fermiers du Sud, la Première Guerre mondiale par les socialistes et la suivante par les pacifistes, le New Deal par les Noirs de Harlem, l’impérialisme américain de l’après-guerre par les péons d’Amérique latine, etc. » Pari risqué mais relevé haut la main et de façon passionnante. Zinn écrit une histoire éminemment partisane, qui a choisi son camp et qui penche dans une certaine direction parce que « les montagnes de livres d’histoire sous lesquelles nous croulons penchent clairement dans l’autre sens […et] qu’il nous faut faire contrepoids pour éviter de sombrer dans la soumission ».Le livre de Zinn est radical, très radical même. Notamment parce qu’il a la prétention de montrer les intérêts communs du peuple (99 % de la population selon lui) contre les élites, même quand ces intérêts ne sont pas évidents. Également parce que, contrairement à trop d’universitaires, Zinn parle de luttes et, surtout, de luttes de classes. Ce qui ne l’empêche absolument pas de se pencher sur les luttes populaires des noirs, des latinos et des femmes (notamment) mais il les traite dans un cadre général d’affrontements d’intérêts contradictoires. Non seulement cela, mais Zinn est également anti-nationaliste et anti-étatiste car la mémoire des États n’est résolument pas la nôtre. Les nations ne sont pas des communautés et ne l’ont jamais été. L’histoire de n’importe quel pays, présentée comme une histoire de famille, dissimule les plus âpres conflits d’intérêts (qui parfois éclatent au grand jour et sont le plus souvent réprimés) entre les conquérants et les populations soumises, les maîtres et les esclaves, les capitalistes et les travailleurs, les dominants et les dominés, qu’ils le soient pour des raisons de race ou de sexe. Dans un monde aussi conflictuel où victimes et bourreaux s’affrontent, il est, comme le disait Albert Camus, du devoir des intellectuels de ne pas se ranger aux côtés des bourreaux. »Finalement, cerise sur le sunday, même s’il ne cache absolument pas les défaites et la violence de la répression (voire l’extrême violence des dominés les uns envers les autres, on n’a qu’à penser au racisme), Zinn est optimiste quand à l’issue des conflits. Malgré les défaites et les renoncements, les récupérations et les détournements, Howard Zinn est encore révolutionnaire et croit toujours à la possibilité d’une victoire populaire. Son livre se termine d’ailleurs sur un appel à la révolution. Ce serait d’ailleurs là notre critique principale. En effet, si nous sommes d’accord avec son appel dirigé vers ce qu’il identifie comme étant la classe moyenne, (les différents groupes de salariés relativement privilégiés, les gardiens de la prison sociale comme il dit), appel à la trahison visant à rompre la loyauté les liant au système capitaliste, nous ne pensons pas que l’avenir repose uniquement dans leurs mains. Comme le dit Zinn, puisque « l’avenir sera fait de luttes et de moments troublés mais également d’inspiration » et que nous pouvons compter sur le fait que « les prisonniers du système continueront, eux, de se révolter, comme auparavant, de manière imprévisible et à des moments qu’on ne saurait prédire », il nous semble bizarre d’insister autant sur le rôle prépondérant de la classe moyenne pour envisager une révolution victorieuse. D’aprés Zinn, c’est le défi de notre époque, défi qui se situerait plutôt, à notre avis, du côté du refus du système par l’ensemble des dominé-e-s et pas seulement des relatifs privilégié-e-s dans le lot. Mais bon, on ne peut pas tout avoir…Marc Aurel Ruptures n°3, printemps 2003 Le « non » à la guerre d'Howard ZinnFigure de la gauche radicale de son pays, l’historien de Boston rappelle que le combat pour la paix concerne l’humanité toute entière, et en particulier le peuple américain.« Il est important que nous devenions tous des professeurs d’histoire. » Pour enseigner les horreurs de la guerre, de toutes les guerres qu’elles aient été qualifiée de justes ou d’injustes, pour les bannir de cette planète, pour apprendre « comment résister à la guerre ».Une invitation à réfléchir adressée à la gauche, aux progressistes du monde entier, par Howard Zinn, professeur émérite d’histoire et de sciences politiques à l’université de Boston, qui présentait en France, ces derniers jours, son Histoire populaire des États-Unis, un best-seller prenant à contre-pied la saga officielle racontée outre-Atlantique. Fils d’une famille ouvrière, qui commença à militer à dix-huit ans dans les chantiers navals de New York, Howard Zinn, figure de la gauche radicale américaine aux côtés de Noam Chomsky, doit paradoxalement sa carrière d’universitaire, d’historien, à sa participation à la Seconde Guerre mondiale, qui lui valut une bourse d’étudiant.C’est précisément de son expérience de « bombardier enthousiaste » qu’il fait partir sa prise de conscience de la nécessité de s’opposer à la guerre, dans le récit qu’il fait devant des amphis bondés d’étudiants et d’enseignants, comme c’était le cas mercredi à Paris-III, après Grenoble.En lâchant des bombes sur les côtes françaises il avait bonne conscience, car il était, dit-il, dans la conception morale d’une bonne guerre. Celle du combat contre le fascisme, qui prolongeait celui qu’il avait mené avec les syndicats des chantiers navals. La « signification humaine » de ce combat lui est venue après la guerre, à la lecture d’un livre sur Hiroshima après le bombardement nucléaire, la description des victimes, des mutilations des enfants. « Quand on largue des bombes on ne voit pas les victimes, on ne voit pas les gens, les cris, les enfants. » Quand les pilotes revenaient de mission en Afghanistan, en Irak, « ils souriaient, ils avaient fait leur boulot. Ils ne savent pas ce qu’ils font. Ils font ce que tout le monde fait dans les guerres modernes. On tue de loin avec des armes technologiques, les êtres humains ne sont plus impliqués. Ils étaient heureux de la mission accomplie, mais il n’était pas question des victimes. Elles ont été systématiquement dissimulées au public américain. » C’est cette bonne conscience de la société démocratique qu’il faut mettre en question. « Notre travail consiste à passer de cette idée abstraite de la guerre à une vision qui permette à la population de comprendre ce qui arrive aux enfants, aux gens en général pendant une guerre. »Pour Howard Zinn, « la guerre ne se résume pas à l’affrontement entre les bons et les méchants », comme le proclame George Bush. Il se pourrait que la guerre ne soit pas la bonne réponse. Les moyens sont toujours horribles et les fins sont toujours incertaines « que ce soit en Afghanistan ou en Irak ». Mais en se référant, au passage, à la guerre contre Hitler, Howard Zinn affaiblit un instant son propos pacifiste. La résistance armée en ce cas devait-elle être écartée ? Mais l’essentiel de sa réflexion (et ce qui fait tout l’intérêt de cet ouvrage) porte sur l’histoire des États-Unis, les guerres, les interventions lancées par les dirigeants américains avec lesquels, fondamentalement, le peuple américain n’a rien à voir.Il fait appel à la conscience de classe qui l’animait dans le chantier naval. « Une notion qui n’est guère répandue en Amérique... Est-ce que Bush et moi nous aurions le même intérêt ? Nous serions tous membres de la même famille ? Éclairer cette question, c’est faire accomplir « un saut révolutionnaire ».Faire prendre conscience de l’histoire réelle, des mensonges commis par les gouvernements pour justifier les guerres est donc important. Il en retrace les hauts faits depuis la conquête du Mexique à celle de Cuba, puis des Philippines – légitimées, comme aujourd’hui, par le dieu invoqué par Bush pour envahir l’Irak – à la guerre au Vietnam « sous le prétexte d’une fausse agression dans le golfe du Tonkin ». Le mouvement contre la guerre au Vietnam montre la voie à suivre. Au début, deux tiers des Américains étaient pour. À la fin, deux tiers étaient contre. Ce peuple a développé une force réelle qui a obligé le gouvernement à envisager l’idée de quitter le Vietnam. Il faut s’en souvenir, car on entend souvent qu’on ne pourra jamais rien changer. Les gens on compris qu’on leur mentait. Au départ, le mouvement est petit et il paraît impossible de réussir. Mais il faut persister. « Nous essayons de faire passer l’idée que les enfants sont égaux dans le monde entier. Nous rappelons que la Déclaration d’indépendance à l’origine de la révolution américaine comporte l’idée que tous les hommes naissent libres et égaux et possèdent le même droit au bonheur. Ces principes s’appliquent au monde entier. Or toutes les guerres sont des guerres contre les enfants. Nous rappelons aussi que toute guerre menée contre un peuple étranger est aussi une guerre contre notre peuple. Nous avons un budget militaire de 400 milliards de dollars mais il n’y a pas d’argent pour les écoles... Je ne sais pas lire entre les lignes, disait-il en conclusion de son exposé, mais je crois en un grand mouvement des peuples pour la justice sociale mondiale, y compris aux États-Unis. »Jacques Coubard (avec Vanessa Borlan) L'Humanité, 12/05/2003 La démarche de l’auteur est de proposer une histoire des États-Unis telle qu’elle a été vécue par le peuple et qu’il confronte à la version unanimiste, idéalisée et censurée de l’histoire officielle. On y retrouve donc les grandes lignes depuis l’intrusion de Christophe Colomb jusqu’à l’ère Clinton-Bush et toute cette longue histoire se déroule sur fond d’innombrables luttes de toutes sortes : anti-esclavagiste, féministe, ouvrière ou pacifiste… De nombreux épisodes peu connus y sont évoqués comme la grève des cheminots de Saint Louis en 1877, « aucune autre ville ouvrière n’a jamais été aussi près d’être dirigée par ce qu’on appellerait aujourd’hui un soviet ouvrier », ou bien encore la grève des camionneurs de Minneapolis en 1934, et beaucoup d’autres encore.C’est un survol de l’histoire américaine passionnant qui nous permet d’en avoir un très bon aperçu dans sa globalité et son déroulement. Imaginer ces flots d’immigrants ayant tout quitté et partis de rien lutter et construire progressivement ce qui est maintenant la première économie mondiale est vraiment frappant.Ce livre est aussi implicitement la violente critique de toutes les élites qui ont manœuvré et réprimé sauvagement toutes les luttes populaires afin de défendre les intérêts privés des grands propriétaires et des trusts.Toute la seconde partie est d’ailleurs consacrée à la politique guerrière des États-Unis tout au long du vingtième siècle et à l’analyse des liens très forts qui se tissent entre le pouvoir politique (républicain ou démocrate) et le complexe militaro-industriel, dont le premier exemple a été l’invasion de Cuba en 1901 pour se poursuivre avec une escalade brutale et barbare nous ramenant à l’actualité la plus brûlante.Jérémy Lettre Rouge (de la LCR 33), [Date inconnue] Le peuple américain existe, Howard Zinn l’a raconté… Une histoire populaire des États-Unis, de 1492 à nos jours paraît enfin en France.La traduction en français du livre d’Howard Zinn tombe bien. À l’heure du putsch idéologique d’une droite ultra américaine caricaturale qui pousse son pays dans une guerre dont le but essentiel, par-delà ses stricts intérêts géopolitiques, consiste surtout à redéployer les signes de sa puissance et de sa suprématie. Elle tombe bien pour rappeler la constance et l’ampleur d’une « culture [américaine] d’opposition permanente ». Que cette résistance soit largement ignorée (1) ne signifie pas qu’elle soit inexistante. Comme l’écrit Zinn dans son chapitre consacré au passage de l’ère Reagan-Bush à l’ère Clinton : « En dépit du consensus bipartisan de Washington, qui limitait les possibilités de réforme et permettait au capitalisme et au militarisme de se maintenir et à une poignée d’individus d’accaparer richesse et pouvoir, des millions d’Américains, voire des dizaines de millions, refusaient activement ou silencieusement de rentrer dans le rang. Leur activisme fut très largement ignoré par les médias. Ce sont pourtant eux qui formaient cette “culture d’opposition permanente” » (p 675).Une histoire populaire des États-Unis est le manuel de cette culture-là, le contrechamp de la version pasteurisée d’une épopée américaine révélée par la seule geste de ses héros officiels. Livre réaction donc, pour maintenir vivant une autre histoire de l’Amérique et destiné à modifier notre regard sur ce pays. On pourra lui reprocher de ne pas aborder toutes les questions qui ne trouvent plus leur réponse dans le cadre d’une nette distinction entre les victimes du système d’une part et ses bénéficiaires de l’autre. Zinn est un historien engagé. Il lui importe surtout de révéler des potentialités de révolte et d’émancipation de la société américaine. Son livre, alors que le mouvement anti-guerre continue de se propager (2), est d’ailleurs aujourd’hui disposé, entre les livres de Chomsky et ceux de Michael Moore, devant les caisses de toutes les librairies étudiantes ou alternatives qui n’ont pas été rachetées par Barnes and Nobles (3).Parue aux États-Unis en 1980, cette fresque monumentale s’y est déjà vendue à près d’un million d’exemplaires. Pour vérifier sa grande popularité, le spectateur attentif des Sopranos - série télé symbole d’une Amérique des années 2000 sous Prozac - remarquera que dans un des épisodes, le fils du héros mafieux se rend à une manifestation en l’honneur des Indiens avec un exemplaire du livre de Zinn sous le bras. Il faut dire que ce dernier commence avec le débarquement de Christophe Colomb sur les terres du Nouveau Monde, mais sans épouser le point de vue des conquérants : « Frappés d’étonnement, les Arawaks abandonnèrent leurs villages pour se rendre sur le rivage, puis nagèrent jusqu’à cet étrange et imposant navire afin de mieux l’observer ». C’est la première phrase du livre, qui reproduit vite ce que Colomb écrivit plus tard dans son journal de bord : « Ils feraient d’excellents domestiques (…) Avec seulement cinquante hommes, nous pourrions les soumettre tous et leur faire faire tout ce que nous voulons ».Stéphane Bou(1) C’est le titre d’un de ses chapitres, « la résistance ignorée ».(2) Zinn, à 80 ans, y participe autant qu’il le peut, multipliant les conférences et les publications de petits opuscules d’intervention. Voir par exemple, Terrorism and War, an open media book, 2002.(3) Nom de la plus grande chaîne de librairie américaine.Comment définiriez-vous Une histoire populaire des États-Unis, de 1492 à nos jours par rapport à la version de l’histoire du pays que la plupart des Américains apprennent ?La plupart des Américains, compte tenu de l’enseignement de l’Histoire à l’École, s’intéressent surtout à l’histoire des chefs ou des puissants : les présidents, le congrès, la cour suprême, les héros militaires ou les géants de l’industrie comme Rockfeller ou Carnegie Morgan. Et si on leur fait, par exemple, le récit du progrès industriel, c’est sans avoir un mot sur son coût humain… Mon intention dans Une histoire populaire des États-Unis, de 1492 à nos jours était de parler de l’Amérique à partir du point de vue des noirs, des Indiens, des ouvriers, des socialistes, des dissidents de toutes sortes.Parce qu’il a le sentiment qu’une gauche américaine n’existe pas vraiment, un lecteur français de la traduction de votre livre sera surpris par l’importance de la culture d’opposition dans l’Histoire des États-Unis…Peut-être les Français apprennent-ils une même version de l’Histoire des États-Unis que les Américains eux-mêmes, une Histoire où les rapports de forces sont rarement mentionnés. Penser que la gauche américaine ne participe pas de l’identité américaine c’est accepter cette même définition de « l’Amérique » que nos dirigeants politiques défendent et à laquelle ils aimeraient que tout le monde croie. Trop souvent le mot « l’Amérique » sert à signifier la prépondérance ou la puissance politique du pays. Alors que par ce même mot, nous devrions définir le peuple américain dans son ensemble. C’est cette définition tordue qui poussent beaucoup de gens aux États-Unis à dire que la gauche n’est pas patriotique, parce qu’elle critique « l’Amérique ». Mais la gauche ne critique pas « l’Amérique », elle critique l’élite politique et économique qui contrôle le pays…Comment évaluez-vous l’héritage du mouvement de contestation des années 60. Il y a une nostalgie ambiguë qui mélanges des impressions contradictoires de victoires et d’échecs…L’héritage est ambigu mais il est fondamentalement positif. Ceux qui étaient actifs pendant les sixties sont pour la plupart heureux de ce qu’ils ont accompli. Un grand nombre de ces vétérans sont passés par beaucoup de découragement pendant les années 80 et 90, mais il ne faudra pas grand-chose pour raviver leur enthousiasme, comme nous le constatons en ce moment avec l’ampleur que prend le mouvement contre la guerre.Comment placeriez-vous ce mouvement contre la guerre dans la longue histoire des mouvements d’oppositions que vous avez étudié ?Impossible pour le moment d’établir des comparaisons. Mais une chose peut être dite : il a grandi plus vite que tous les mouvements anti-guerre précédents. À cause d’un sentiment de désespoir devant l’imminence de la guerre mais aussi d’exaspération face à l’incroyable propagande de l’administration Bush. Après, la possibilité d’un développement rapide a été donnée par Internet qui a contribué à la mise en place d’un vaste réseau de militants, aux États-Unis comme dans le monde.Est-ce qu’il y aujourd’hui un débat parmi les intellectuels à propos de la guerre qui se prépare ?Je pense que les intellectuels qui soutiennent la guerre aux États-Unis sont une minorité, bien que ce soit à eux que l’on accorde le plus d’attention. Ils sont présents sur les ondes alors que les voix des intellectuels de gauche ne sont pas diffusées par les chaînes de télévision ou de radio. Mais l’expression d’un sentiment anti-guerre est gigantesque parmi les intellectuels américains. Notez qu’ils furent 30 000 à signer la profession de foi de Not In Our Name et notez comment les poètes américains les plus importants ont décliné une invitation de la Maison Blanche, préférant lire leurs œuvres dans des réunions organisées contre la guerre…Pensez-vous que les députés ou le gouvernement s’inquiètent de ces prises de position ?Même s’ils prétendent n’être pas affecté par l’expression de points de vue qui remettent en question les leurs, les dirigeants en place s’inquiètent très certainement de savoir ce que pensent les intellectuels. Pendant la guerre du Vietnam, l’administration de Nixon prétendait ne pas se soucier de toutes les manifestations de contestation. Mais après la guerre, à la lecture des Mémoires de Nixon, on se rend compte à quel point il observait de très près le mouvement pacifiste et l’on peut voir comment, d’une certaine manière, ce mouvement le conduisit alors à devoir repousser certains programmes de bombardement.Propos recueillis par Stéphane Bou et Michael YoungStéphane Bou et Michael Young Charlie Hebdo n°561, mars 2003 Une autre Amérique Nul doute que, si Michael Moore et Howard Zinn n’étaient pas américains l’un et l’autre, M. J.-F. Revel verrait dans les livres Mike contre-attaque (1) et Une histoire populaire des Etats-Unis deux beaux exemples de cet anti-américanisme qu’il pourfend dans le récent – et très médiocre – ouvrage qui encombre en ce moment les rayons de toutes nos librairies. Évidemment, il n’est pas dit que nos deux hommes passent, aux yeux de leurs compatriotes, pour de bons et braves citoyens étasuniens, mais, en tout cas, si j’ignore à quoi ressemble Howard Zinn, ancien professeur d’histoire et de sciences politiques à la Boston University, spécialiste des mouvements populaires américains – et auteur, entre autres, de Emma, une pièce de théâtre en deux actes consacrée à une des grandes figures de l’anarchisme, notre Emma Goldman –, on ne peut rêver plus pur Américain que Michael Moore, avec sa notable surcharge pondérale, ses pantalons à la godille et sa dégaine typiquement made in USA.Mike contre-attaque !Tous ceux qui ont pu le voir à l’œuvre dans les shows de The Big One retrouveront dans Mike contre-attaque son irrésistible humour, bien servi ici par la traduction de Marc Saint-Upéry, qui a su garder le ton propre au personnage. Une bonne partie des textes recueillis dans ce livre sont, en effet, de véritables pièces comiques qui pourraient régaler ces salles pleines où Moore va exercer ses talents de showman, en particulier ces « quelques conseils de survie pour l’Amérique blanche » ou ces remarques indispensables à tout homme qui désirerait échapper à la proche extinction du genre masculin ou encore ces suggestions très particulières pour en finir avec la question irlandaise.Mais, s’il veut mettre les rieurs de son côté, Moore prétend aussi asséner quelques vérités que les « satisfaits » de son pays et les gouvernants qu’ils élisent n’ont guère envie d’entendre. Qu’on lise, par exemple, cette liste accablante, de plus d’une page, de tous les domaines où les « États Stupides d’Amérique » sont le numéro un absolu : n° 1 pour le nombre de millionnaires et de milliardaires, pour le nombre des viols, des exécutions de mineurs, pour le nombre des mères célibataires de moins de vingt ans, n° 1 en matière de dépenses militaires, de victimes d’armes à feu, de consommation de pétrole, etc., etc. À n’en pas douter, ce sont là des faits qui ne doivent guère chatouiller l’orgueil national américain. Notre auteur en cite quelques autres, enfin, qui donnent à voir crûment ce qu’il en est de l’égalitarisme d’une société dont on avait coutume de dire, depuis Alexis de Tocqueville, qu’elle ignorait la division en classes caractéristique des sociétés du Vieux-Continent. Dans le chapitre « Ça s’appelle le C-A-P-I-T-A-L-I-S-M-E », Moore nous remet en mémoire quelques chiffres passablement croquignolets :« Depuis 1979, les 1 % d’Américains les plus riches ont vu leur revenu augmenter de 157 % » dans le même temps que les 20 % les plus pauvres gagnaient 100 dollars de moins par an “qu’au début du premier mandat de Ronald Reagan ». « Les deux cents entreprises les plus riches du monde ont vu leurs profits augmenter de 362,4 % depuis 1983 », rappelle-t-il, en précisant que « pendant ce qu’on a appelé la crise de l’énergie », le profit des quatre principales compagnies pétrolières a fait un bond de 146 %. En outre, 17 % des plus grosses entreprises américaines étaient, aux dernières nouvelles, entièrement exonérées d’impôts. Qui s’étonnera encore d’apprendre que, pendant que les contrôles fiscaux doublaient pour les revenus inférieurs à 25 000 dollars par an, ils diminuaient pour ceux qui se situent au-delà de 100 000 dollars.Et si on n’est toujours pas convaincu qu’on peut faire rire et instruire en même temps, qu’on lise, dans le chapitre « Mon cher George », le bilan que dresse Moore, des premiers mois de l’administration Bush, depuis la réduction de 39 millions de dollars du budget des bibliothèques fédérales jusqu’à la proposition de vendre des zones de forage gazier et pétrolier dans les zones protégées de l’Alaska en passant par la coupe dans le budget des programmes de formation des travailleurs au chômage ou celui qui est alloué à la réhabilitation des logements, etc.Une histoire populaire des Etats-UnisLe livre de Howard Zinn est évidemment d’une autre espèce et, s’il est inspiré par le même esprit contestataire que le précédent, l’auteur n’a pas la prétention de faire rire ses lecteurs mais de leur donner une version non-conforme de l’histoire des États-Unis, fort éloignée des fables colportées par l’histoire officielle. À Kissinger affirmant que « l’histoire est la mémoire des États », H. Zinn répond ceci : « Le point de vue qui est le mien, en écrivant cette histoire des États-Unis, est bien différent : la mémoire des États n’est résolument pas la nôtre », dans une formulation qu’Emma Goldman aurait à coup sûr signée des deux mains. Et, continue-t-il, « l’histoire de n’importe quel pays, présentée comme une histoire de famille, dissimule les plus âpres conflits d’intérêts […] entre les conquérants et les populations soumises, les maîtres et les esclaves, les capitalistes et les travailleurs, les dominants et les dominés, qu’ils le soient pour des raisons de race ou de sexe ». Dans ce monde qui met face à face les victimes et les bourreaux, on comprend aisément que, à l’instar de Camus ou d’Orwell – et à rebours du criminel de guerre (2) cité plus haut –, H. Zinn se range sans hésitation aucune du côté des premiers.Il le fait en passant en revue tous ces mouvements populaires dont l’activité, bien que minimisée ou passée sous silence par les auteurs de manuels scolaires, témoigne de l’existence d’une autre Amérique, d’une Amérique qui fit entendre une voix dissidente dès la Déclaration d’indépendance et au lendemain de cette « étrange révolution » qui proclama le droit de tous à la « poursuite du bonheur ». Les pages que H. Zinn consacre au contenu de la Constitution font justice d’ailleurs des mérites que l’histoire officielle accorde aux pères Fondateurs, en particulier d’avoir élaboré des institutions qui devaient assurer « l’équilibre des forces concurrentes afin qu’aucune d’elles ne puisse dominer l’autre ». Aux yeux de notre auteur, c’est surtout d’équilibre entre les seules « forces dominantes de l’époque » dont les Fondateurs étaient véritablement soucieux : « ils ne souhaitaient certainement pas rééquilibrer les rapports entre maîtres et esclaves, entre possédants et démunis, entre Indiens et Blancs ». Quant aux femmes, il note qu’elles sont purement et simplement « oubliées » dans les documents fondateurs de la nouvelle République.C’est à tous ces « oubliés » du rêve américain qu’est consacré l’essentiel de ce passionnant ouvrage. Aux femmes, qui forment le « groupe dominé le plus intime et le plus proche de la sphère domestique », dont le chapitre « Les opprimées domestiques » retrace le long combat pour l’égalité, parallèle à la lutte anti-esclavagiste. Aux Indiens, qui, eux, composent le groupe le plus externe et étranger à la société américaine. Aux Noirs et à « l’émancipation sans liberté » qui suivit la victoire du Nord sur les États esclavagistes à l’issue de la guerre de Sécession (3). Enfin, aux classes dominées et à leurs interventions au cours du XIXe siècle : mouvement Anti-Loyers animé par les petits fermiers blancs de l’État de New York, révolte dite « de Dorr » contre l’accaparement, dans le Rhode Island, du droit de vote par les seuls propriétaires terriens, toutes choses ignorées par les manuels d’histoire destinés aux enfants des écoles. Dans le chapitre « L’autre guerre civile », le lecteur trouvera le récit des luttes du mouvement ouvrier américain dès sa naissance dans les années 1830, que prolongent les chapitre XI ( « Les barons voleurs. Les rebelles » ) – qui relate en particulier l’épisode, fameux celui-là, du 4 mai 1886 au Haymarket Square de Chicago – et XIII ( « Le défi socialiste » ), où H. Zinn évoque, avec une sympathie non dissimulée, les principaux épisodes de l’histoire des IWW, le syndicat révolutionnaire américain, à partir de sa création en 1905.Malgré toute la bonne volonté de son auteur, il n’est pas sûr que l’ouvrage reste fidèle jusqu’au bout au projet annoncé d’une histoire des mouvements populaires. Quand ceux-ci s’étiolent peu à peu après les grandes mobilisations des années 1960-70, H. Zinn penche plutôt pour une sorte d’histoire critique du pouvoir – c’est clairement le cas des derniers chapitres bien que H. Zinn relate dans l’un d’eux la naissance du mouvement dit d’anti-mondialisation à Seattle –, ce qui ne l’empêche pas de rapporter aussi « la résistance ignorée » qui va du début des années 1980, avec les manifestations pacifistes et anti-nucléaires, jusqu’aux premières années de la décennie suivante, au cours d’une époque qui voit cependant l’affaiblissement d’un syndicalisme déjà passablement désarmé.On pourrait faire grief à l’auteur de l’optimisme affiché dans le chapitre « L’imminente révolte de la Garde » – H. Zinn se réfère en l’occurrence aux classes moyennes du pays – s’il n’avait pris garde de préciser qu’il s’agit bien moins de prophétisme que d’espoir, de l’espérance de voir enfin « la population unie dans sa volonté d’opérer de vrais changements ». Et c’est pourquoi l’historien résolument engagé qu’il est a tenu à conclure son livre par un plaidoyer pour ce qu’il appelle « un socialisme de voisinage échappant aux hiérarchies de classe et aux dictatures autoritaires qui ont usurpé le nom de « socialistes ».Un belle conclusion, donc, pour un livre indispensable qui montre tout ce que cache l’unanimité de façade fabriquée par les puissants, en ôtant du coup toute pertinence à ces accusations d’anti-américanisme qu’on porte contre quiconque s’avise de critiquer la politique étrangère ou le régime social des États-Unis.(1) Michael Moore, Mike contre-attaque ! Bienvenue aux États Stupides d’Amérique, La Découverte, 2002.(2) On lira là-dessus Les Crimes de monsieur Kissinger de Christopher Hitchens (éditions Saint-Simon, 2001), dont nous avions rendu compte pour Le Combat syndicaliste.(3) H. Zinn évoque (p. 273-274) les émeutes de juillet 1863 contre la conscription qui ont donné matière au film de Martin Scorsese, Gangs of New-York. M. Chueca Combat syndicaliste, 16/01/2003 Il était une autre fois l'Amérique En redonnant la parole aux victimes et oubliés de l’expansionnisme américain – Indiens, Noirs, Chicanos, ouvriers, vétérans du Vietnam… –, Howard Zinn dresse une histoire parallèle de la terre des libertés, bâtie sur le sang et l’exploitation. Un monumental pied de nez à la mémoire officielle.Le livre s’ouvre sur une somptueuse image d’Épinal. Christophe Colomb, amiral de la mer Océane, cingle vers les Amériques à bord du Santa María. Et accoste, ce 12 octobre 1492, dans une île de l’archipel des Bahamas où les indigènes, les Arawaks, au corps nu et hâlé, s’empressent de l’accueillir. Ceux-ci, très intrigués, ont abandonné leurs villages pour se rendre sur le rivage. Les voici qui nagent autour du navire et, une fois à terre, entourent son commandant et son glorieux équipage, leur offrant de l’eau, de la nourriture et de nombreux présents. Mais l’image se déchire très vite quand l’auteur cite le journal de bord de Colomb : « Bien charpentés, le corps solide et les traits agréables... Ils feraient d’excellents domestiques… Avec seulement cinquante hommes, nous pourrions les soumettre tous et leur faire faire tout ce que nous voulons. » C’est d’ailleurs ce à quoi va s’employer le « premier émissaire de la civilisation occidentale », qui se saisit par la force de quelques indigènes pour leur poser la question qui lui brûle les lèvres : où est l’or ?Quelque temps plus tard, dans le rapport très exalté qu’il destine à la cour de Madrid, Colomb n’hésite pas à promettre à leurs majestés « autant d’or qu’ils en auront besoin... et autant d’esclaves qu’ils en exigeront ». De l’or, il n’en trouvera pas beaucoup. Mais des esclaves… À Haïti, où Colomb avait dès l’origine fait construire un fortin, « première base militaire de l’hémisphère occidental », vivaient quelque 250 000 indigènes. En 1515, il n’en restait plus que 15 000. Et, en 1650, plus un seul : tous les Arawaks avaient disparu de l’île, déplacés, morts à la tâche ou des suites de mauvais traitements. « C’est ainsi qu’a commencé, il y a cinq cents ans, l’histoire de l’invasion européenne des territoires indiens aux Amériques », conclut l’auteur. « Pourtant, à en croire les manuels d’histoire fournis aux élèves américains, tout commence par une épopée héroïque – nulle mention des bains de sang – et nous célébrons aujourd’hui encore le Columbus Day. »Les amateurs de westerns et de chevauchées fantastiques – la chute de Fort Alamo –, de chromos flamboyants – les généraux Rochambeau et Washington préparant le siège de Yorktown en 1781 – ou de contes et légendes unanimistes – le peuple américain dressé comme un seul homme pour défendre la liberté partout dans le monde – seront sans doute décontenancés par cette Histoire populaire des États-Unis, monumental pied de nez à l’autre, beaucoup plus connue, conformiste et bien-pensante. Son auteur, Howard Zinn, qui a enseigné l’Histoire et les sciences politiques à l’université de Boston, dont il est aujourd’hui (à 80 ans) professeur émérite, ne cache d’ailleurs pas son parti pris. Contrebalancer le point de vue classique, celui des gouvernants, des conquérants, des diplomates et des dirigeants. « Comme si les pères fondateurs ou Jackson, Lincoln, Wilson, Roosevelt, Kennedy et autres éminents membres du Congrès et juges célèbres de la Cour suprême incarnaient réellement la nation tout entière ; comme s’il existait réellement une entité appelée "États-Unis". » Face à cette mémoire officielle, c’est une autre que l’auteur tente d’établir. Celle des Indiens, des ouvriers d’usine, des femmes, des grévistes, des sans-travail, des Noirs et des Chicanos, des GI du Vietnam, tous ceux dont la parole a été si longtemps occultée. Au fameux « L’histoire est la mémoire des États » de Henry Kissinger Howard Zinn réplique en racontant « l’histoire de la découverte de l’Amérique du point de vue des Arawaks, l’histoire de la Constitution du point de vue des esclaves, celle d’Andrew Jackson vue par les Cherokees, la guerre de Sécession par les Irlandais de New York, celle contre le Mexique par les déserteurs de l’armée de Scott, l’essor industriel à travers le regard d’une jeune femme des ateliers textiles de Lowell », etc.Pendant 800 pages, l’Histoire populaire des États-Unis déborde ainsi d’informations, fourmille d’anecdotes, vibre de mille mémoires relatant aussi bien les épisodes les plus marquants que des faits infimes particulièrement éclairants. Zinn relate, par exemple, la révolte anti-loyers qui opposa, à l’automne 1839, les fermiers de la vallée de l’Hudson à leurs propriétaires adossés à un système foncier hérité des Hollandais, qui, au XVIIe siècle, régnaient sur la colonie de New York. Ou, à travers le témoignage de l’une d’entre elles, les conditions de travail des ouvrières des ateliers de confection au début du XXe siècle. Pas d’autre lumière que celle des brûleurs à gaz allumés jour et nuit. Pas d’eau potable. Des souris et des cafards. Des ateliers glacials l’hiver, et brûlants l’été. Et tout cela de soixante à quatre-vingts heures par semaine. « Samedis et dimanches compris ! Le samedi après-midi, ils accrochaient un écriteau qui disait : "Si vous ne venez pas dimanche, pas la peine de venir lundi". » Cinquante ans plus tard, en 1956, c’est le combat des Noirs de Montgomery, capitale de l’Alabama, contre la ségrégation dans les transports municipaux, que raconte encore l’historien des mouvements populaires. Le boycott des bus. Et, en représailles, la bombe déposée au domicile de Martin Luther King, un des principaux responsables de la révolte.Histoire parallèle, contre-manuel d’Histoire, comme on voudra, l’ouvrage de Howard Zinn déboulonne les statues, démonte les mythes, traque les idées reçues, invitant le lecteur à modifier son regard, à remettre en perspective des événements qu’il croyait bien connaître. Remarquablement vivant, écrit d’une plume alerte – Howard Zinn est aussi auteur de théâtre –, il s’appuie sur de nombreuses sources inédites et non officielles : articles de journaux, correspondances particulières, chansons populaires… Et brosse, au final, le portrait d’une société américaine profondément inégalitaire où, aujourd’hui encore, « 1 % de la population détient un tiers de la richesse nationale ». D’inspiration marxiste, non doctrinaire – l’auteur ne se prive pas de pointer les contradictions des mouvements populaires qu’il étudie –, le livre de Howard Zinn s’efforce de montrer tout au long de l’Histoire des États-Unis, qui est aussi celle de l’expansion capitaliste, la réalité concrète d’une lutte des classes que la nation américaine officielle s’est toujours employée à nier.Ouvrage scientifique de référence aussi bien que réflexion politique, cette Histoire populaire des États-Unis est désormais classique outre-Atlantique, où elle s’est déjà vendue à près d’un million d’exemplaires depuis sa première édition en 1980 (régulièrement mise à jour depuis). Sa publication en France, grâce aux efforts d’un « petit » éditeur marseillais, les éditions Agone, est un événement que des maisons plus importantes n’ont, curieusement, pas su saisir. Michel Abescat Télérama, 21/12/2002 Cet ouvrage, maintes fois réédité outre-atlantique depuis 1980 (et complété au fil des rééditions), mais traduit pour la première fois, étudie les rapports entre le peuple des États-Unis et des élites qui le gouvernent depuis les origines de l’impitoyable domination blanche. Il est étayé par une énorme bibliographie et un choix de citations particulièrement judicieux. On y voit vivre et lutter, dans une « société de classe » dure et violente, les anonymes et les sans grades, paysans, ouvriers, femmes, indiens, Noirs, immigrants et parfois couches moyennes. Ils ont résisté bien plus qu’on ne le croit à la politique intérieure et à la politique extérieure expansionniste que l’hégémonie d’une minorité richissime à générée depuis le XIX ème siècle. Si « Wall Street possède ce pays », ses habitants n’ont cessé de montrer qu’ils aspiraient à autre chose. Le lecteur sortira de ce livre vivant et bien traduit, convaincu de l’absurdité de l’accusation d’antiaméricanisme couramment portée de ce côté-ci de l’Atlantique contre ceux qui ont l’audace de critiquer l’impérialisme américain. Il n’est pire critique qu’un historien américain informé.Annie Lacroix-Riz Le Monde diplomatique, décembre 2002 Vers une nouvelle alliance contre les puissants ? Depuis une quinzaine d’années, on assiste, aux Etats-Unis, à une remise en question fondamentale de l’histoire. Ce renouveau s’est manifesté dans des études ponctuelles sur l’esclavage et la reconstruction (1), la période révolutionnaire (2), la formation du « capitalisme politique » (3), ainsi que dans l’analyse de l’expansion territoriale (la conquête de l’Ouest) perçue comme la première étape de l’impérialisme américain (4). En commun, dans ces ouvrages, le refus de la simplification : pour ces historiens, l’esclave, par exemple, n’est pas le « Sambo » détruit par l’univers concentrationnaire de la plantation, ni le « super-africain » qui affirme son identité conquérante dans l’adversité, mais un « afro-américain » dont les comportements complexes relèvent simultanément de l’accommodation et de la résistance. En commun aussi la volonté d’une approche globale où la réalité est saisie dans sa multiplicité : la dimension économique est essentielle, mais non moins fondamentales les dimensions politique, sociale, militaire, idéologique et culturelle. Tous ces éléments sont imbriqués les uns aux autres, ils conservent néanmoins une relative autonomie.Une autre constante est la volonté d’exprimer le point de vue – habituellement occulté – de l’opprimé : l’Indien, le Noir, le Chicano, le Portoricain, le minoritaire ethnique, mais aussi le soldat, le prisonnier, le gréviste, le sans-travail et la femme. On recourt à des sources non officielles, ignorées ou sous-utilisées jusqu’à une date récente : récits d’esclaves, confessions de prisonniers, correspondance de militaires, journaux de femmes, biographies et autobiographies, auditions publiques et autres documents appartenant à la tradition orale. On s’intéresse davantage aux mouvements populaires et aux modalités d’action – et cela dès le début de l’histoire américaine : grèves paysannes et ouvrières, boycottage par des locataires et des consommateurs, formes multiples de désobéissance civile, organisations de base (grassroot movments), tentatives de création d’un troisième parti politique, liens entre luttes syndicales et actions communautaires, etc.Le nouveau livre de Howard Zinn A People’s History of the United States (5) incarne toutes ces tendances. Une histoire du peuple, par le peuple, pour le peuple. Pour Zinn, l’histoire est la « mémoire du peuple » et non pas, comme pour Henry Kissinger, la « mémoire des États » (6). C’est aussi la première synthèse qui propose, à partir des centaines d’études spécialisées, une vision d’ensemble de la politique intérieure et étrangère des Etats-Unis, du débarquement de Christophe Colomb en 1492 à l’embarquement dans l’austérité de l’année 1980. Destiné notamment à un public étudiant, ce livre apparaît comme un contre-manuel par le choix du point de vue, la nature des matériaux présentés et, surtout, par la conception créatrice de l’histoire qui le sous-tend. Plus encore que leurs équivalents français, les manuels américains – comme le démontre brillamment Frances Fitzgerald dans America Revised (7) – déforment l’histoire selon les exigences idéologiques et les modes du moment, manipulent les enfants plutôt qu’ils ne les informent, et surtout vident l’histoire de son potentiel de subversion en niant l’impact du passé sur le présent et le futur. Cette conception aplatie de l’histoire, montrée comme un présent toujours renouvelé, encourage le statu quo. Le livre de Zinn, au contraire, contraint le lecteur à tirer les leçons du passé.C’est un défi que de vouloir combiner trois conceptions réputées contradictoires : l’histoire comme science, l’histoire comme éducation politique, l’histoire comme morale. C’est pourtant ce que tente Howard Zinn de livre en livre, la première fois dans S.N.C.C. (8) à propos des nouveaux abolitionnistes qui luttent pour les droits civiques des Noirs dans le Sud des années 1960. Un même idéal l’anime lorsqu’il organise, avec Noam Chomsky et Dave Dellinger, le mouvement contre la guerre au Vietnam. Aujourd’hui, il est menacé de licenciement, ainsi que quatre autres professeurs titulaires de l’université de Boston, pour s’être opposé à une administration universitaire chaque jour plus autoritaire qui censure les journaux étudiants, refuse les procédures légales de syndicalisation des personnels enseignants et administratifs et cherche à confisquer, les uns après les autres, les acquis des années 60. Le chercheur, le citoyen, l’être moral sont pour lui indissociables.Ce livre sera sans doute critiqué par les historiens « objectifs », choqués par le parti ouvertement pris par l’auteur. Il le sera également par les « intégristes du marxisme », irrités par une interprétation pluridimensionnelle qu’ils trouveront équivoque. Zinn refuse le système d’explication unique, et parfois les détails s’accumulent, contradictoires. Des lignes de force émergent néanmoins : la réalité de la lutte des classes – dans un contexte sensiblement différent du nôtre ; la permanence de la résistance du peuple ; l’adaptabilité des techniques de contrôle social ; l’incertitude, mais aussi la nécessité du combat. Les jeux ne sont jamais faits. Cette histoire du peuple américain est précieuse en cette aube d’une décennie marquée par des politiques de restructuration idéologique autant qu’économique et sociale. Signe des temps, la multiplication des histoires (et des films) qui montrent que la guerre au Vietnam n’a été qu’une « erreur malheureuse ».Ceux que l’on exclut, ceux que l’on courtise Le « peuple », pour Zinn, c’est le contraire de l’élite qui possède, contrôle et gouverne. Il comprend ceux que l’élite exclut d’emblée : la majorité des Noirs, des Indiens, des pauvres – considérés comme une menace permanente à l’ordre. Il comprend également ceux que l’élite courtise et cherche à intégrer par le jeu éternellement renouvelé de la concession et de la répression : la fraction la plus aisée des travailleurs des villes et des campagnes, et les « cols blancs ». Les cloisons ne sont pas étanches entre ces classes qui rappellent un « lumpenproletariat » multiracial et une « aristocratie ouvrière » élargie aux artisans et aux petits commerçants. Le système peut absorber certains éléments du premier groupe et améliorer la condition du second, selon l’état économique de la nation et l’intensité des revendications populaires. C’est sa force et sa faiblesse, car les exigences peuvent devenir trop coûteuses, la politique de division sur laquelle est fondé le pouvoir de l’élite peut être déjouée. L’histoire américaine est une variation sur ce thème avec, d’un côté, ceux qui encouragent la division, de l’autre, ceux qui cherchent à la dépasser. Les facteurs de fragmentation sont ici plus nombreux : les distinctions de classe recoupent celles des ethnies (immigrants), des races et des sexes.Les Indiens constituent la première composante du peuple, la plus inquiétante, la plus étrangère, la plus irréductible. Leur histoire se confond avec la genèse de l’idéologie occidentale : les historiens officiels admettent que les Indiens ont souffert et même qu’ils ont été victimes d’un génocide injuste, mais c’était le prix (nécessaire) d’un progrès (inévitable). La relation est donc naturelle, voire fatale, entre progrès et destruction.Les Indiens fournissent la terre, les Noirs la main-d’oeuvre : dix à quinze millions d’Africains sont importés aux Amériques avant la fin du dix-septième siècle, et l’on estime que l’Afrique perd quelque cinquante millions d’hommes et de femmes au cours des siècles où se constitue le monde occidental moderne. Aux États-Unis, dès l’origine, l’élite pratique délibérément la division. On envoie les Noirs se battre contre les Indiens dans le Sud. On punit les rapports entre Noirs et Blancs : en Virginie, une loi de 1661 condamne « tout serviteur blanc qui s’est enfui avec un Noir à fournir plusieurs années de travail gratuit au propriétaire de l’esclave fugitif ». En 1691, une autre loi prévoit le « bannissement de tout homme ou femme de race blanche et libre qui épouse un Noir, un mulâtre, un Indien, homme ou femme, libre ou non ». Dans une lettre, en 1738, le gouverneur de Caroline du Sud précise que la « politique de son gouvernement a toujours été de créer de l’aversion entre les Indiens et les Noirs ».Troisième composante de la classe des opprimés, nombreuse et militante dès l’origine, la masse des Blancs pauvres : les sans-terre (journaliers ou petits métayers), les petits propriétaires terriens, les ouvriers des villes, les serviteurs blancs (indentured servants), les chômeurs déjà nombreux. La mobilité sociale est faible : les statistiques montrent que, après s’être libérés de leur contrat de travail, 10 % des esclaves blancs deviennent petits artisans, 10 % petits métayers, mais que 80 % d’entre eux restent ouvriers ou journaliers ou qu’ils retournent dans leur pays d’origine. Quant aux petits fermiers blancs, ils sont pris, dès le dix-septième siècle, dans l’engrenage de l’exploitation ; les Indiens sont harcelés par ces modestes hommes de la frontière, eux-mêmes imposés et contrôlés par l’élite de Jamestown. Pourtant des révoltes éclatent, puissantes mais aussi ambiguës : la plus célèbre – la « rébellion de Bacon » en 1676, un siècle avant la Déclaration d’Indépendance – est organisée par de petits fermiers auxquels se joignent des esclaves blancs et noirs, mais elle est tournée autant contre les Indiens, occupants des terres vierges convoitées, que contre les grands propriétaires terriens anglais ou américains.Les schémas de contrôle socialLa stratégie de base consiste, pour l’élite, à structurer, destructurer, restructurer les rapports sociaux et à imposer un contrat social fondé simultanément sur la division et l’intégration. Pour le peuple, il convient, au contraire, de résister à ces pratiques, de prendre conscience des intérêts communs, d’obtenir des concessions sans se laisser séduire par un consensus artificiel. Du côté du pouvoir, il ne s’agit pas d’une conspiration consciente, mais plutôt de l’accumulation de réponses tactiques qui se transforment, au vingtième siècle, en une stratégie d’ensemble, ainsi qu’en témoignent l’élaboration et la mise en place, par le grand capital et par l’État, du réformisme libéral dès avant la première guerre mondiale, puis du New Deal rooseveltien et autres « accords » sociaux, enfin d’une politique de planification capitaliste avec le président Nixon.À l’époque pré-révolutionnaire, les objectifs de l’élite sont complexes : mater les rébellions populaires (ce qui fut fait avec une violence exemplaire dans le New-Jersey, en 1740, lorsque des paysans libèrent leurs camarades emprisonnés pour avoir refusé de payer le loyer des terres) ; détourner les paysans assoiffés de terre de l’alliance qui se dessine avec les Anglais contre les Américains (la réussite n’est que relative, notamment dans la vallée de l’Hudson) ; canaliser les masses que l’on a préalablement incitées à résister aux impôts de la Couronne mais qui veulent aller plus loin (ce fut le cas des Bostoniens qui détruisent, en 1765, la propriété du collecteur d’impôts) ; accorder aux ouvriers spécialisés et aux artisans, en plus des concessions économiques, des libertés politiques qui ne remettent pas en cause les structures de classe.C’est dans ce contexte qu’apparaît une arme nouvelle : la rhétorique révolutionnaire. Ce discours doit tout à la fois soulager la tension entre les classes sociales et mobiliser les masses contre les Anglais. Patrick Henry, Thomas Paine, Jefferson en sont les créateurs et les maîtres. On proclame le droit – le devoir – de révolte contre toute tyrannie, les limites du pouvoir d’Etat considéré comme un mal nécessaire, le contrôle de ce pouvoir par le peuple, le droit de tout peuple à l’autodétermination, etc. Peu importe le nombre des exclus. Peu importent les révoltes que l’on tait. Peu importent les contradictions à venir d’une Constitution résolument centraliste. L’essentiel est qu’aucune classe sociale nouvelle n’accède au pouvoir avec la révolution.Dans les années 1830-1840, Henry Jackson poursuit cette opération idéologique : il glorifie le « common man », l’« homme démocratique » également chanté par Walt Whitman, l’Américain aux possibilités illimitées. Chacun se complaît dans cette image – en particulier les nouveaux travailleurs urbains, en col blanc, qui émergent dès cette période, vêtus comme des bourgeois, moins mal payés que les « cols bleus », alliés tout désignés de l’élite. Mais c’est à Lincoln que revient le privilège de fondre la rhétorique révolutionnaire et démocratique en une rhétorique nouvelle, celle de l’union. Lincoln n’est ni pour ni contre l’esclavage, même si l’ambiguïté de son discours – souvent double – permet à chacun d’y trouver ce qu’il souhaite ou ce qu’il craint. Poussé dans ses retranchements par un journaliste du New York Tribune, il établit en 1862 la commode distinction entre son « devoir d’État » (l’Union) et son « souhait personnel » (l’émancipation). Le seul conflit véritable est celui qui oppose deux élites, celle du Nord et celle du Sud. Et la seule urgence est la mobilisation des masses afin de défendre l’unité nationale.C’est autour du concept d’unité, d’intégrité, de sécurité nationale – associé à l’idéal d’autodétermination – que s’organise le consensus en périodes d’avant-guerre. Les ressemblances sont frappantes dans les discours et les grands moyens d’information, quel que soit le conflit : guerre d’indépendance, guerre contre le Mexique, guerre contre l’Espagne, guerres contre l’Allemagne. L’exemple le plus frappant concerne Cuba : le peuple américain est convaincu qu’il va se battre pour libérer les Cubains du colonialisme espagnol. Au même moment, le président McKinley précise dans une correspondance privée : « Nous devons considérer cette intervention (à Cuba) comme rien de moins qu’une déclaration de guerre des États-Unis contre les révolutionnaires cubains. » Peu avant, en 1897, en pleine crise économique et en plein conflit social, Theodore Roosevelt écrit à un ami : « Entre vous et moi, je considère que toute guerre, ou presque, serait bienvenue. Notre pays a besoin d’une guerre. »Mémoire des opprimésD’autres pratiques de contrôle social sont démontées par Howard Zinn : le recours à la loi pour favoriser l’accumulation du capital ou pour pacifier le peuple. La Cour suprême prend des libertés avec la Constitution au nom du droit des États. L’exécutif refuse d’appliquer une décision de la Cour suprême (le président Jackson, par exemple). Les États violent en toute impunité les amendements de la Constitution qui garantissent la liberté des Noirs, etc. Le mensonge présidentiel a de lointains antécédents : le président Polk n’hésite pas à inventer l’incident qui va lui permettre d’intervenir au Mexique ; il affirme néanmoins devant le Congrès que l’armée américaine n’a fait que réagir à l’agression mexicaine. Le rituel de la répression se répète inlassablement : police, milice, troupes fédérales. L’État est au coeur du système. Comme le montre Claude Julien dans le Rêve et l’Histoire (9) – cette autre contre-interprétation de deux siècles d’Amérique, – l’État prend le parti du capitalisme contre la démocratie, de l’ordre contre la liberté, du racisme contre l’égalité.L’apport le plus original de Zinn est, sans aucun doute, sa fidélité à la mémoire du peuple. Une mémoire riche, concrète, contradictoire, qui ne cède ni à la complaisance ni à l’autosatisfaction. L’objectif est de montrer, sans illusion excessive, la permanence d’un pouvoir populaire, l’épaisseur d’un passé qui doit instruire le présent, la nature de luttes qui sont à la fois des réponses défensives à la répression et des manifestations actives et authentiques de la culture du peuple.Quelle mémoire ? Celle des Indiens, bien sûr, dont on a beaucoup parlé dans les années 60 : mémoire de traités violés, de terres spoliées, de cultures détruites, de résistance spirituelle. Celle des Noirs, faite de soumissions apparentes, de cadences brisées, de révoltes armées. Celle des victimes de ce que Zinn appelle l’« autre guerre de sécession » – les esclaves blancs, les petits fermiers, les journaliers, etc. –, dont les luttes ponctuent l’ordre établi : dans les seize années qui suivent la rébellion de Bacon, on ne dénombre pas moins de dix-huit révoltes contre les gouvernements coloniaux, six soulèvements noirs et quarante rébellions diverses. Pourtant, les manuels scolaires continuent à ignorer la réalité des luttes de classes.La mémoire du peuple est aussi celle des « intimement opprimés ». En mars 1776, Abigail Adams écrit à son époux John Adams, futur président des États-Unis : « N’oubliez pas les dames ! » La conscience de l’oppression est ancienne et les formes de résistance infinies : en 1819, devant la législature de l’État de New-York, Emma Willard s’oppose à Jefferson, à sa conception de l’éducation féminine, « exclusivement destinée à apprendre aux femmes à déployer les charmes de la jeunesse et de la beauté ». Dès la guerre révolutionnaire, les femmes se sentent manipulées : un magazine offre un prix au meilleur essai sur le thème suivant : « Comment la femme américaine peut-elle le mieux prouver son patriotisme ? » Quelques décennies plus tard, une première version de l’idéologie de la domesticité apparaît dans la presse féminine avec le slogan « séparée mais égale » – formule que l’on proposera ultérieurement aux Noirs. L’année 1840 voit la première déclaration d’indépendance des femmes. La participation féminine est intense dans le mouvement abolitionniste, celle des femmes noires en particulier.La mémoire du peuple est encore celle des soldats-prolétaires que l’on invite, d’abord à contre-coeur, à se battre pour l’indépendance. Ils s’engagent. Ils se mutinent lorsqu’ils apprennent, par exemple, que leurs officiers, eux aussi déçus, se voient promettre une demi-solde à vie, après la guerre. Leurs camarades noirs se mutinent lorsqu’on leur demande, quelques décennies plus tard, de tirer sur les Philippins, hommes, femmes et enfants au-dessus de sept ans. Beaucoup de soldats noirs désertent, et certains vont combattre aux côtés des Philippins, leurs frères de couleur. Les mutineries blanches et noires sont fréquentes, ainsi que les révoltes populaires contre la conscription que les riches réussissent à éviter. Mais de tout cela, point de trace dans l’histoire officielle.Dans cette étude, qui n’est jamais systématique, deux constantes s’affirment, irréductibles et antagonistes : d’une part, l’inépuisable capacité de résistance d’hommes et de femmes en apparence impuissants, et en apparence satisfaits de leur sort ; de l’autre, les ressources infinies d’un système de contrôle, le plus ingénieux de l’histoire du monde. Avec leurs réserves en matières premières, en talents, en main-d’oeuvre, les États-Unis peuvent distribuer assez de richesse à assez de gens pour limiter le mécontentement à une minorité rebelle.Nombreuses sont les ruses du pouvoir : « syphonage » des revendications par les partis politiques, intégration des élites populaires, intériorisation de la responsabilité de l’échec. (« Si vous êtes pauvres, déclarait un jour le romancier Vonnegut, c’est que vous n’avez pas su être riches ! ») Nombreuses, les ambiguïtés des forces progressistes : par exemple, face aux interventions expansionnistes, les travailleurs, les organisations syndicales et même les partis socialistes finissent par céder à la fatale union entre guerre et prospérité...Howard Zinn n’est pourtant pas sans espoir. La « classe moyenne » que l’élite cherche à s’allier depuis l’époque prérévolutionnaire, la « classe-tampon » qu’elle dresse contre les pauvres, les immigrants, les minorités raciales, la « nouvelle classe ouvrière » – aujourd’hui constituée par les ouvriers spécialisés, les « cols bleus », les « cols blancs », auxquels se sont joints les enseignants, les fonctionnaires fédéraux et municipaux, les cadres moyens et moyennement supérieurs – est en train de se lézarder. Les « gardiens du système » sont eux aussi victimes de l’inflation, du chômage, de la réduction du niveau de vie. La crise de confiance dans les institutions (qui inquiète si profondément les néo-conservateurs américain) atteint la classe moyenne et non plus seulement les déshérités. La division internationale du travail menace ses acquis. Elle profite de moins en moins du pillage du tiers-monde. Comme la classe inférieure, elle commence à souffrir des politiques sociales entraînées par la crise fiscale des villes et de l’État. L’alliance plus que bicentenaire entre l’élite et la classe moyenne va-t-elle céder le pas à une alliance nouvelle entre la classe moyenne et celle des exclus sociaux, ethniques et raciaux ? Ou sera-t-elle maintenue grâce à quelques concessions symboliques et peu coûteuses, grâce aussi au renouveau de la rhétorique de l’union, de la sécurité, de la démocratie et du patriotisme ? Va-t-on assister, comme l’espère Howard Zinn, à la révolte des gardiens ou, au contraire, à la mise au pas de la garde ?© SA Le Monde diplomatique – CEDROM-SNi inc. 2000. Tous droits réservés.Notes(1) Lire P. Dommergues, « L’esclavage dans le développement de la société et de l’économie américaine », Le Monde diplomatique, février 1976.(2) Voir le dossier « Capitalisme et inégalités. Deux siècles d’expérience aux États-Unis », Le Monde diplomatique, juillet-août 1976.(3) Lire P. Dommergues, «Contestation de l’histoire aux États-Unis », Le Monde diplomatique, mars 1977.(4) Ibid.(5) Howard Zinn, A People’s History of the United States, Harper & Row, New-York, 1980.(6) Henry Kissinger, A World Restored.(7) Frances Fitzgerald, America Revised, Atlantic Little Brown, Boston, 1979.(8) Howard Zinn, S.N.C.C. : The New Abolitionists :, Beacon Press, Boston, 1964 ; Vietnam, the Logic of Withdrawal, Beacon Press, Boston, 1967 ; Disobedience and Democracy, Random House, New-York, 1968 ; The Politics of History, Beacon, Boston, 1970 ; Postwar America, Bobbs-Merrill, New-York, 1973 ; Justice in Everyday Life, W. Morrow, New-York. 1974.(9) Claude Julien, Le Rêve et l’Histoire, Grasset, Paris, 1976. Pierre Dommergues Le Monde diplomatique, avril 1980
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in www.agone.frHoward ZinnDe la démocratie en Amérique,Gouvernement oligarchique et résistance populaireCe n’est pas la énième histoire des Etats-Unis, mais une "histoire populaire", c’est-à-dire une histoire du conflit entre oppresseurs et opprimés, entre exploiteurs et exploités aux Etats-Unis, une histoire donc qui s’inscrit en faux contre les mythes unanimistes qui caractérisent, aux Etats-Unis plus qu’ailleurs peut-être, la conception idéologique de l’histoire.Zinn commence par l’arrivée des Européens et l’extermination des Indiens des Carabaïbes, puis le véritable génocide des Indiens d’Amérique du Nord. Il continue avec l’histoire de l’esclavage, un esclavage dont il rappelle qu’il n’était pas seulement celui des Noirs mais aussi celui des migrants qui, pour payer le voyage vers l’Amérique, se vendaient pour de nombreuses années comme esclaves aux propriétaires fonciers. Zinn termine son histoire sur les mouvements anti-guerres et les mouvements sociaux très importants des dernières décennies.Bref, c’est une autre Amérique que Zinn nous donne à voir, une Amérique largement inconnue de ce côté-ci de l’Atlantique. Une Amérique dont l’histoire est bien l’histoire de la lutte des classes. Une histoire d’une grande violence : la guerre de Sécession, exemple emblématique, a fait plus de 600.000 morts. Zinn montre que l’Indépendance américaine ne fut pas une révolution populaire (c’est l’énorme différence avec la révolution française) mais un mouvement indépendantiste conduit par des aristocrates fortunés qui n’ont eu de cesse de garder leurs privilèges, fût-ce en les parant de déclarations ronflantes. La classe dominante a toujours cherché à maintenir, sans le moindre partage, son pouvoir sur les classes opprimées et les fameuses libertés n’ont jamais été vraiment garanties que pour les Blancs, anglo-saxons, fortunés et conservateurs. Dès que son pouvoir est un tant soit peu menacé, cette classe dominante fait preuve d’une brutalité, y compris contre la simple liberté d’expression, dont on ne trouve d’exemples ailleurs que dans les régimes dictatoriaux et tyranniques.Mais les Etats-Unis connaissent aussi des mouvements très radicaux. Zinn consacre de nombreuses pages au mouvement ouvrier et singulièrement aux IWW, les "Wooblies", et aux grands soulèvements prolétariens de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Cela ne remplace pas la lecture des livres de Philip Foner (abondamment cité par Zinn, mais introuvable en français ...) mais on dispose avec l’ouvrage de Zinn d’une bonne approche. Il passe très vite sur les évolutions internes au mouvement syndical, tant dans les années Trente avec la création du CIO, que dans les dernières décennies. Mais les contraintes du projet d’ensemble expliquent qu’on reste un peu sur sa faim.Politiquement, les Etats-Unis sont une oligarchie, où l’alternance entre démocrates et républicains n’est qu’un changement de personnel sur la base d’orientations profondément semblables, aussi bien dans la politique étrangère, nationaliste et impérialiste, que dans la soumission aux intérêts du "big business". Si la démocratie existe en Amérique, c’est uniquement dans la formidable vitalité de la résistance populaire dont il faut remercier Zinn (professeur émérite à l’université de Boston) de nous avoir donné un beau tableau.http://www.la-sociale.net/article.php3?id_article=190Denis Collin La sociale, 15/06/06 Howard Zinn, l'optimiste sans illusions L’ universitaire fait un retour sur son expérience militante et souligne l’utilité et la portée des combats populaires du demi-siècle écoulé. Les lecteurs de cet ouvrage y découvriront beaucoup plus que l’histoire d’un individu. Ils suivront l’itinéraire d’une vie ancrée dans le collectif et, à travers le prisme d’une expérience personnelle, saisiront l’histoire des grands mouvements sociaux qui ont marqué la société américaine dans la deuxième moitié du XXème siècle : le mouvement pour les droits civiques et le mouvement d’opposition à la guerre du Vietnam. Enfin, ils y puiseront une réflexion approfondie sur l’action militante et une leçon d’« optimisme sans illusions ». L’intérêt du livre de Zinn (1) tient à ce qu’il nous fait découvrir les multiples aspects, souvent inconnus et inattendus, du mouvement de masse pour les droits civiques, dont les acteurs anonymes ont fait preuve d’une obstination et d’un courage extraordinaire, risquant à tout moment leur vie pour le respect de leur dignité et de leurs droits. Quant au mouvement d’opposition à la guerre, le récit de l’auteur évoque des exemples d’actions impensables de ce côté-ci de l’océan : manifestation de masse devant le Pentagone, manifestations de combattants et d’anciens combattants, les uns dénonçant publiquement les horreurs de la guerre, les autres venant jeter leurs décorations sur les marches du Congrès à Washington, révoltes de soldats et désertions massives. Dans la dernière partie, les lecteurs verront un universitaire aux prises avec les autorités réactionnaires de son université se battre pied à pied pour défendre la liberté de pensée et le droit d’enseigner de façon non orthodoxe, au risque de perdre son emploi. L’auteur a fait tous les métiers avant d’être universitaire : en cela il est typique de beaucoup d’enfants d’immigrés juifs russes de sa génération (il a aujourd’hui plus de quatre-vingts ans). Mais il est hors de l’ordinaire parce qu’il fait partie de ces « radicaux » américains qui n’ont cessé de se battre pour plus de justice et de démocratie. À travers toutes ces luttes, les lecteurs découvrent des formes d’action militante qui pourraient nous inspirer, tout en ayant des traits spécifiquement américains. Le plus souvent, en effet, elles ne répondent pas à un mot d’ordre de parti politique mais à un sentiment d’indignation morale. Elles traduisent, comme l’analyse Marie-Christine Granjon (l’Amérique de la contestation, 1985), la méfiance à l’égard des partis, le refus « des voies ordinaires de l’action électorale ou partisane », le choix de « s’exprimer par des gestes symboliques destinés à émouvoir les consciences ». Le « radicalisme » américain a une prédilection pour des actions directes exemplaires et le plus souvent non violentes. Il est moral et existentiel, valorise l’engagement personnel, renvoie à « l’espérance d’un changement de société par la vertu de l’exemple ». Mais la non-violence n’est pas qu’une philosophie, religieuse ou pas, c’est aussi une tactique dans un rapport de forces qui n’est pas favorable à l’opprimé (dans une société prétendant respecter les valeurs morales et religieuses). Américain, enfin, ce pragmatisme de l’historien qui n’attend pas « le grand soir » mais qui croit que « l’histoire des changements sociaux est faite de millions d’actions, petites ou grandes, qui se cumulent à un certain moment de l’histoire jusqu’à constituer une puissance que nul gouvernement ne peut réprimer » (page 238). En ces temps moroses, un livre tonique et lucide.(1) On sait gré aux Éditions Agone d’avoir inséré dans l’ouvrage des documents qui éclairent aussi divers aspects de la contestation aux États-Unis.Marianne Debouzy L'Humanité, 06/03/2006 La culture, c’est aussi ce qui nous relie au passé. Et comment ne pas aborder dans ce dossier « Impasses et pistes culturelles » la question de l’histoire et de sa transmission. Pour ce faire nous avons immédiatement pensé à Howard Zinn et à sa remarquable Histoire populaire des États-Unis qui offre non seulement une autre vision de l’histoire mais également une autre façon d’étudier et de transmettre cette histoire. C’est en vain que nous avons essayé de contacter l’auteur. À défaut d’un texte « original » c’est un extrait de son ouvrage où est exposé son point de vue que nous vous proposons ici, en espérant que cette « reprise », dans l’esprit du combat mené par Zinn pour la ré-appropriation de notre histoire soit une invitation à se plonger dans la lecture de ce livre. L’historien ne peut pas ne pas insister sur certains événements au détriment des autres. C’est pour lui aussi naturel que pour le cartographe qui, afin de produire un document utile dans la pratique, doit d’abord aplanir et distordre la forme du globe avant de sélectionner dans la masse impressionnante des données géographiques les éléments indispensables à tel ou tel usage particulier d’une carte.Je ne discute pas le travail nécessaire de sélection, de simplification et de mise en valeur des faits, aussi incontournable pour l’historien que pour le cartographe. Néanmoins, si la déformation du cartographe est d’ordre technique et répond aux besoins communs de tous ceux qui utilisent des cartes, celle de l’historien est non seulement technique, mais également idéologique. Elle s’inscrit dans un univers où divers intérêts s’affrontent. Ainsi, tout accent mis sur tel ou tel événement sert (que l’historien en soit ou non conscient) des intérêts particuliers d’ordres économique, politique, racial, national ou sexuel.En outre, au contraire des objectifs techniques du cartographe, les intérêts idéologiques de l’historien sont souvent implicites. En histoire, le travail est présenté comme si tous les lecteurs d’ouvrages historiques partageaient un intérêt commun que l’historien servirait au mieux de ses capacités. Il ne s’agit pas d’une manipulation délibérée : l’historien a été formé dans une société où l’enseignement et le savoir sont présentés comme des notions techniques par excellence et non comme des outils de lutte entre classes sociales, races ou nations.Mettre l’accent sur l’héroïsme de Christophe Colomb et de ses successeurs en tant que navigateurs et découvreurs, en évoquant en passant le génocide qu’ils ont perpétré, n’est pas une nécessité technique mais un choix idéologique. Et ce choix sert – involontairement – à justifier ce qui a été fait.Je ne prétends pas qu’il faille, en faisant l’histoire, accuser, juger et condamner Christophe Colomb par contumace. Il est trop tard pour cette leçon de morale, aussi scolaire qu’inutile. Ce qu’il faut en revanche condamner, c’est la facilité avec laquelle on assume ces atrocités comme étant le prix, certes regrettable mais nécessaire, à payer pour assurer le progrès de l’humanité : Hiroshima et le Vietnam pour sauver la civilisation occidentale, Kronstadt et la Hongrie pour sauver le socialisme, la prolifération nucléaire pour sauver tout le monde. Nous avons appris à fondre ces atrocités dans la masse des faits comme nous enfouissons dans le sol nos containers de déchets radioactifs. Bref, nous avons appris à leur accorder exactement autant de place que celle qu’ils occupent dans les cours et les manuels d’histoire prescrits et écrits par les professeurs. Appliqué avec une apparente objectivité par les universitaires, ce relativisme moral nous paraît plus acceptable que s’il l’était par des politiciens au cours de conférences de presse. C’est pourquoi il est d’autant plus dangereux.Le traitement des héros (Colomb) comme celui de leurs victimes (les Arawaks), ainsi que l’acceptation tranquille de l’idée selon laquelle la conquête et le meurtre vont dans le sens du progrès humain, ne sont que des aspects particuliers de cette approche particulière de l’histoire, à travers laquelle le passé nous est transmis exclusivement du point de vue des gouvernants, des conquérants, des diplomates et des dirigeants. Comme si, à l’image de Christophe Colomb, ils méritaient une admiration universelle, ou comme si les Pères Fondateurs 1, ou Jackson, Lincoln, Wilson, Roosevelt, Kennedy et autres éminents membres du Congrès et juges célèbres de la Cour suprême incarnaient réellement la nation tout entière ; comme s’il existait réellement une entité appelée « États-Unis ». Une nation, certes sujette à des conflits et querelles occasionnels, mais qui n’en constituerait pas moins, au fond, un groupe d’individus partageant des intérêts communs. Cet « intérêt national », censé exister réellement et s’incarner aussi bien dans la Constitution, l’expansion territoriale, les lois votées par le Congrès, les décisions des cours de justice, que dans le développement du capitalisme et la culture de l’éducation et des médias de masse. « L’histoire est la mémoire des États », écrivait Henry Kissinger dans A World Restored, son premier livre, dans lequel il s’attachait à faire l’histoire du XXe siècle européen du point de vue des dirigeants autrichiens et britanniques tout en passant à la trappe les millions d’individus qui avaient eu à souffrir de leurs politiques. Selon lui, la « paix » qui caractérisait l’Europe avant la Révolution française fut « restaurée » par l’activité diplomatique d’une poignée de dirigeants nationaux. Pourtant, pour les ouvriers anglais, les paysans français, les gens de couleur en Asie et en Afrique, les femmes et les enfants partout dans le monde excepté dans les classes sociales les plus favorisées, il s’agissait d’un monde de conquêtes, de violences, de famine et d’exploitation. Un monde plus désintégré que « restauré ».N'autre école-Un autre futur, n°9, automne 2005 Spécialiste des mouvements populaires américains, Howard Zinn adopte un angle pour le moins inhabituel en partant du principe que la mémoire des États n’est pas celle des peuples. Son ouvrage, très dense et très documenté, retrace, depuis l’arrivée de Christophe Colomb jusqu’à la tragédie du 11 septembre 2001, une histoire qui n’est pas celle de l’historiographie traditionnelle. L’auteur a choisi son camp : celui des opprimés, c’est-à-dire celui de la plus grande partie de la population des États-Unis, toutes époques confondues. Il met en scène des siècles de conquêtes et de violences, depuis le massacre des Indiens, en passant par l’esclavage, jusqu’à l’exploitation éhontée de la classe ouvrière dès l’essor industriel. L’auteur souligne la propension de ce pays à faire le grand écart entre les idéaux de liberté et d’égalité et une réalité économique, sociologique et politique en totale contradiction avec ces valeurs. La guerre de Sécession prend un aspect différent sous la loupe de Howard Zinn qui rappelle que « le racisme était aussi bien ancré au Nord que l’esclavage au Sud ». Des émeutes de Blancs pauvres éclatent en 1863, au moment de l’incorporation des Noirs dans l’armée de l’Union, et des foules en colère se portent volontaires, au Sud comme au Nord, pour combattre. Et l’auteur de dénoncer l’usage de la rhétorique du « patriotisme, de l’aventure et de la croisade morale » par les responsables politiques pour détourner le ressentiment des plus exploités vers un ennemi désigné. La méthode sera réutilisé régulièrement au cours de l’histoire des États-Unis et un rapport officiel fait état de 103 opérations extérieures de 1798 à 1895. Le XXe siècle est à l’avenant, et le rêve américain sort bien écorné de cette liste interminable de charges accablantes. Historia, 03/04/2005 Napalm sur la Conche ROYAN. L’historien américain Howard Zinn a participé au bombardement de la ville, le 15 avril 1945. Il est aujourd’hui un opposant farouche à la guerre en IrakIl soufflera en décembre une 81e bougie. Historien et essayiste réputé aux Etats-Unis, l’homme porte derrière lui une vingtaine d’ouvrages, de nombreux textes, dont certains coécrits avec le linguiste et philosophe Noam Chomsky.Une blessure. Professeur émérite de l’université de Boston, Howard Zinn pourrait se contenter de couler une retraite bien pépère dans son petit coin du Massachusetts. Il n’en est rien. Car ce fils d’immigré hongrois est avant tout un grand militant des droits de l’homme, opposant notoire à la guerre, cosignataire du « "Not in our names" Project », texte engagé contre l’intervention américaine en Irak. Un infatigable activiste de la mémoire, qui secoue sans faiblir les branches par trop rigides de l’histoire des États-Unis, portant l’analyse bien au-delà des ors brillants et du cortège d’hagiographies meublant les manuels scolaires. A l’origine de tout cela, une blessure. Engagé dans l’US Air Force durant la Seconde Guerre mondiale, Howard Zinn a participé au second bombardement de Royan, en avril 1945.L’épisode reste gravé dans sa mémoire. « C’était quelques semaines avant la fin de la guerre, se souvient-il. Nous pensions que nous n’aurions pas d’autre mission de bombardement. J’étais basé en Angleterre avec la 8e Air Force. Nous avons été réveillés tôt le matin pour partir en mission sur Royan. Il nous a été dit que nous partions nettoyer une poche de troupes allemandes et que nous allions lâcher un nouveau type de bombes qu’ils appelaient "essence gélifiée". C’était du napalm, même si nous n’en connaissions pas le nom... Il était utilisé pour la première fois en Europe, bien qu’il ait déjà été testé contre le Japon. »Révolte. Pour le jeune militaire rendu à la vie civile, le temps est à la réflexion. Le jeune homme de Brooklyn, ouvrier dans un chantier naval, fait usage du « GI Bill » réservé aux anciens combattants pour obtenir une bourse d’études supérieures. Il gravit ensuite les échelons, enseignant l’histoire à Atlanta, puis les sciences politiques à l’université de Boston. Et développe une approche sociale de l’histoire des États-Unis.« Au moment où nous bombardions Royan, nous ne pensions pas à ce que nous faisions. Je comprends très facilement comment des atrocités sont commises en tant de guerre, lorsque les soldats ne réfléchissent pas, qu’ils se contentent de suivre les ordres et de faire leur boulot. Spécialement s’ils sont persuadés, comme nous l’étions, que c’était une "bonne guerre". Après les bombardements d’Hiroshima et Nagasaki, j’ai lu le livre de John Hersey relatant ce qu’il avait vu et entendu à Hiroshima. J’ai réalisé pour la première fois les conséquences humaines de nos actes. J’ai pensé à Royan, puis à Dresde. J’ai réalisé que la guerre, même une prétendue bonne guerre, corrompt tous ceux qui s’y engagent. »Histoire sociale. Howard Zinn a retrouvé la Charente-Maritime en 1966, après la reconstruction. Il y cherchait des documents touchant aux bombardements pour nourrir ses écrits. Des textes qui, déjà, vomissent la guerre, fustigent les mensonges de l’histoire officielle. « J’ai développé ma philosophie historique à partir de mes études et de mon expérience dans le sud des États-Unis, vivant et enseignant dans la communauté noire. En m’impliquant dans le mouvement contre les ségrégations raciales. En considérant de quelle manière les événements importants et dramatiques qui se déroulaient devant mes yeux, non rapportés, allaient disparaître des mémoires. Cela m’a donné l’envie d’écrire... et de considérer les événements historiques du point de vue des gens ordinaires. » Howard Zinn a parfois dû justifier ses prises de position devant les tribunaux...Philippe Belhache Sud Ouest, 20/11/2003 Casser la vision monolithique des États-Unis En ces temps de « guerre au terrorisme » et de patriotisme exacerbé chez nos voisins du sud, il est tentant de voir les Américain-e-s comme un bloc monolithique et réactionnaire. Un certain anti-américanisme entretenu par la gauche nationaliste s’y prête bien. Pourtant, les habitant-e-s des États-Unis sont capables du meilleur comme du pire. C’est ce que vient rappeler, fort à propos, la parution récente d’un ouvrage chez Agone/Lux : Une histoire populaire des États-Unis par l’intellectuel américain Howard Zinn.L’ambition de cette brique de plus de 800 pages est de « dire l’histoire de la découverte de l’Amérique du point de vue des Arawaks, l’histoire de la Constitution du point de vue des esclaves, celle d’Andrew Jackson vue par les Cherokees, la guerre de Sécession par les Irlandais de New York, celle contre le Mexique par les déserteurs de l’armée de Scott, l’essor industriel à travers le regard d’une jeune femme des ateliers textiles de Lowell, la guerre hispano-américaine à travers celui des Cubains, la conquête des Philippines telle qu’en témoignent les soldats noirs de Luson, l’Âge d’or par les fermiers du Sud, la Première Guerre mondiale par les socialistes et la suivante par les pacifistes, le New Deal par les Noirs de Harlem, l’impérialisme américain de l’après-guerre par les péons d’Amérique latine, etc. » Pari risqué mais relevé haut la main et de façon passionnante. Zinn écrit une histoire éminemment partisane, qui a choisi son camp et qui penche dans une certaine direction parce que « les montagnes de livres d’histoire sous lesquelles nous croulons penchent clairement dans l’autre sens […et] qu’il nous faut faire contrepoids pour éviter de sombrer dans la soumission ».Le livre de Zinn est radical, très radical même. Notamment parce qu’il a la prétention de montrer les intérêts communs du peuple (99 % de la population selon lui) contre les élites, même quand ces intérêts ne sont pas évidents. Également parce que, contrairement à trop d’universitaires, Zinn parle de luttes et, surtout, de luttes de classes. Ce qui ne l’empêche absolument pas de se pencher sur les luttes populaires des noirs, des latinos et des femmes (notamment) mais il les traite dans un cadre général d’affrontements d’intérêts contradictoires. Non seulement cela, mais Zinn est également anti-nationaliste et anti-étatiste car la mémoire des États n’est résolument pas la nôtre. Les nations ne sont pas des communautés et ne l’ont jamais été. L’histoire de n’importe quel pays, présentée comme une histoire de famille, dissimule les plus âpres conflits d’intérêts (qui parfois éclatent au grand jour et sont le plus souvent réprimés) entre les conquérants et les populations soumises, les maîtres et les esclaves, les capitalistes et les travailleurs, les dominants et les dominés, qu’ils le soient pour des raisons de race ou de sexe. Dans un monde aussi conflictuel où victimes et bourreaux s’affrontent, il est, comme le disait Albert Camus, du devoir des intellectuels de ne pas se ranger aux côtés des bourreaux. »Finalement, cerise sur le sunday, même s’il ne cache absolument pas les défaites et la violence de la répression (voire l’extrême violence des dominés les uns envers les autres, on n’a qu’à penser au racisme), Zinn est optimiste quand à l’issue des conflits. Malgré les défaites et les renoncements, les récupérations et les détournements, Howard Zinn est encore révolutionnaire et croit toujours à la possibilité d’une victoire populaire. Son livre se termine d’ailleurs sur un appel à la révolution. Ce serait d’ailleurs là notre critique principale. En effet, si nous sommes d’accord avec son appel dirigé vers ce qu’il identifie comme étant la classe moyenne, (les différents groupes de salariés relativement privilégiés, les gardiens de la prison sociale comme il dit), appel à la trahison visant à rompre la loyauté les liant au système capitaliste, nous ne pensons pas que l’avenir repose uniquement dans leurs mains. Comme le dit Zinn, puisque « l’avenir sera fait de luttes et de moments troublés mais également d’inspiration » et que nous pouvons compter sur le fait que « les prisonniers du système continueront, eux, de se révolter, comme auparavant, de manière imprévisible et à des moments qu’on ne saurait prédire », il nous semble bizarre d’insister autant sur le rôle prépondérant de la classe moyenne pour envisager une révolution victorieuse. D’aprés Zinn, c’est le défi de notre époque, défi qui se situerait plutôt, à notre avis, du côté du refus du système par l’ensemble des dominé-e-s et pas seulement des relatifs privilégié-e-s dans le lot. Mais bon, on ne peut pas tout avoir…Marc Aurel Ruptures n°3, printemps 2003 Le « non » à la guerre d'Howard ZinnFigure de la gauche radicale de son pays, l’historien de Boston rappelle que le combat pour la paix concerne l’humanité toute entière, et en particulier le peuple américain.« Il est important que nous devenions tous des professeurs d’histoire. » Pour enseigner les horreurs de la guerre, de toutes les guerres qu’elles aient été qualifiée de justes ou d’injustes, pour les bannir de cette planète, pour apprendre « comment résister à la guerre ».Une invitation à réfléchir adressée à la gauche, aux progressistes du monde entier, par Howard Zinn, professeur émérite d’histoire et de sciences politiques à l’université de Boston, qui présentait en France, ces derniers jours, son Histoire populaire des États-Unis, un best-seller prenant à contre-pied la saga officielle racontée outre-Atlantique. Fils d’une famille ouvrière, qui commença à militer à dix-huit ans dans les chantiers navals de New York, Howard Zinn, figure de la gauche radicale américaine aux côtés de Noam Chomsky, doit paradoxalement sa carrière d’universitaire, d’historien, à sa participation à la Seconde Guerre mondiale, qui lui valut une bourse d’étudiant.C’est précisément de son expérience de « bombardier enthousiaste » qu’il fait partir sa prise de conscience de la nécessité de s’opposer à la guerre, dans le récit qu’il fait devant des amphis bondés d’étudiants et d’enseignants, comme c’était le cas mercredi à Paris-III, après Grenoble.En lâchant des bombes sur les côtes françaises il avait bonne conscience, car il était, dit-il, dans la conception morale d’une bonne guerre. Celle du combat contre le fascisme, qui prolongeait celui qu’il avait mené avec les syndicats des chantiers navals. La « signification humaine » de ce combat lui est venue après la guerre, à la lecture d’un livre sur Hiroshima après le bombardement nucléaire, la description des victimes, des mutilations des enfants. « Quand on largue des bombes on ne voit pas les victimes, on ne voit pas les gens, les cris, les enfants. » Quand les pilotes revenaient de mission en Afghanistan, en Irak, « ils souriaient, ils avaient fait leur boulot. Ils ne savent pas ce qu’ils font. Ils font ce que tout le monde fait dans les guerres modernes. On tue de loin avec des armes technologiques, les êtres humains ne sont plus impliqués. Ils étaient heureux de la mission accomplie, mais il n’était pas question des victimes. Elles ont été systématiquement dissimulées au public américain. » C’est cette bonne conscience de la société démocratique qu’il faut mettre en question. « Notre travail consiste à passer de cette idée abstraite de la guerre à une vision qui permette à la population de comprendre ce qui arrive aux enfants, aux gens en général pendant une guerre. »Pour Howard Zinn, « la guerre ne se résume pas à l’affrontement entre les bons et les méchants », comme le proclame George Bush. Il se pourrait que la guerre ne soit pas la bonne réponse. Les moyens sont toujours horribles et les fins sont toujours incertaines « que ce soit en Afghanistan ou en Irak ». Mais en se référant, au passage, à la guerre contre Hitler, Howard Zinn affaiblit un instant son propos pacifiste. La résistance armée en ce cas devait-elle être écartée ? Mais l’essentiel de sa réflexion (et ce qui fait tout l’intérêt de cet ouvrage) porte sur l’histoire des États-Unis, les guerres, les interventions lancées par les dirigeants américains avec lesquels, fondamentalement, le peuple américain n’a rien à voir.Il fait appel à la conscience de classe qui l’animait dans le chantier naval. « Une notion qui n’est guère répandue en Amérique... Est-ce que Bush et moi nous aurions le même intérêt ? Nous serions tous membres de la même famille ? Éclairer cette question, c’est faire accomplir « un saut révolutionnaire ».Faire prendre conscience de l’histoire réelle, des mensonges commis par les gouvernements pour justifier les guerres est donc important. Il en retrace les hauts faits depuis la conquête du Mexique à celle de Cuba, puis des Philippines – légitimées, comme aujourd’hui, par le dieu invoqué par Bush pour envahir l’Irak – à la guerre au Vietnam « sous le prétexte d’une fausse agression dans le golfe du Tonkin ». Le mouvement contre la guerre au Vietnam montre la voie à suivre. Au début, deux tiers des Américains étaient pour. À la fin, deux tiers étaient contre. Ce peuple a développé une force réelle qui a obligé le gouvernement à envisager l’idée de quitter le Vietnam. Il faut s’en souvenir, car on entend souvent qu’on ne pourra jamais rien changer. Les gens on compris qu’on leur mentait. Au départ, le mouvement est petit et il paraît impossible de réussir. Mais il faut persister. « Nous essayons de faire passer l’idée que les enfants sont égaux dans le monde entier. Nous rappelons que la Déclaration d’indépendance à l’origine de la révolution américaine comporte l’idée que tous les hommes naissent libres et égaux et possèdent le même droit au bonheur. Ces principes s’appliquent au monde entier. Or toutes les guerres sont des guerres contre les enfants. Nous rappelons aussi que toute guerre menée contre un peuple étranger est aussi une guerre contre notre peuple. Nous avons un budget militaire de 400 milliards de dollars mais il n’y a pas d’argent pour les écoles... Je ne sais pas lire entre les lignes, disait-il en conclusion de son exposé, mais je crois en un grand mouvement des peuples pour la justice sociale mondiale, y compris aux États-Unis. »Jacques Coubard (avec Vanessa Borlan) L'Humanité, 12/05/2003 La démarche de l’auteur est de proposer une histoire des États-Unis telle qu’elle a été vécue par le peuple et qu’il confronte à la version unanimiste, idéalisée et censurée de l’histoire officielle. On y retrouve donc les grandes lignes depuis l’intrusion de Christophe Colomb jusqu’à l’ère Clinton-Bush et toute cette longue histoire se déroule sur fond d’innombrables luttes de toutes sortes : anti-esclavagiste, féministe, ouvrière ou pacifiste… De nombreux épisodes peu connus y sont évoqués comme la grève des cheminots de Saint Louis en 1877, « aucune autre ville ouvrière n’a jamais été aussi près d’être dirigée par ce qu’on appellerait aujourd’hui un soviet ouvrier », ou bien encore la grève des camionneurs de Minneapolis en 1934, et beaucoup d’autres encore.C’est un survol de l’histoire américaine passionnant qui nous permet d’en avoir un très bon aperçu dans sa globalité et son déroulement. Imaginer ces flots d’immigrants ayant tout quitté et partis de rien lutter et construire progressivement ce qui est maintenant la première économie mondiale est vraiment frappant.Ce livre est aussi implicitement la violente critique de toutes les élites qui ont manœuvré et réprimé sauvagement toutes les luttes populaires afin de défendre les intérêts privés des grands propriétaires et des trusts.Toute la seconde partie est d’ailleurs consacrée à la politique guerrière des États-Unis tout au long du vingtième siècle et à l’analyse des liens très forts qui se tissent entre le pouvoir politique (républicain ou démocrate) et le complexe militaro-industriel, dont le premier exemple a été l’invasion de Cuba en 1901 pour se poursuivre avec une escalade brutale et barbare nous ramenant à l’actualité la plus brûlante.Jérémy Lettre Rouge (de la LCR 33), [Date inconnue] Le peuple américain existe, Howard Zinn l’a raconté… Une histoire populaire des États-Unis, de 1492 à nos jours paraît enfin en France.La traduction en français du livre d’Howard Zinn tombe bien. À l’heure du putsch idéologique d’une droite ultra américaine caricaturale qui pousse son pays dans une guerre dont le but essentiel, par-delà ses stricts intérêts géopolitiques, consiste surtout à redéployer les signes de sa puissance et de sa suprématie. Elle tombe bien pour rappeler la constance et l’ampleur d’une « culture [américaine] d’opposition permanente ». Que cette résistance soit largement ignorée (1) ne signifie pas qu’elle soit inexistante. Comme l’écrit Zinn dans son chapitre consacré au passage de l’ère Reagan-Bush à l’ère Clinton : « En dépit du consensus bipartisan de Washington, qui limitait les possibilités de réforme et permettait au capitalisme et au militarisme de se maintenir et à une poignée d’individus d’accaparer richesse et pouvoir, des millions d’Américains, voire des dizaines de millions, refusaient activement ou silencieusement de rentrer dans le rang. Leur activisme fut très largement ignoré par les médias. Ce sont pourtant eux qui formaient cette “culture d’opposition permanente” » (p 675).Une histoire populaire des États-Unis est le manuel de cette culture-là, le contrechamp de la version pasteurisée d’une épopée américaine révélée par la seule geste de ses héros officiels. Livre réaction donc, pour maintenir vivant une autre histoire de l’Amérique et destiné à modifier notre regard sur ce pays. On pourra lui reprocher de ne pas aborder toutes les questions qui ne trouvent plus leur réponse dans le cadre d’une nette distinction entre les victimes du système d’une part et ses bénéficiaires de l’autre. Zinn est un historien engagé. Il lui importe surtout de révéler des potentialités de révolte et d’émancipation de la société américaine. Son livre, alors que le mouvement anti-guerre continue de se propager (2), est d’ailleurs aujourd’hui disposé, entre les livres de Chomsky et ceux de Michael Moore, devant les caisses de toutes les librairies étudiantes ou alternatives qui n’ont pas été rachetées par Barnes and Nobles (3).Parue aux États-Unis en 1980, cette fresque monumentale s’y est déjà vendue à près d’un million d’exemplaires. Pour vérifier sa grande popularité, le spectateur attentif des Sopranos - série télé symbole d’une Amérique des années 2000 sous Prozac - remarquera que dans un des épisodes, le fils du héros mafieux se rend à une manifestation en l’honneur des Indiens avec un exemplaire du livre de Zinn sous le bras. Il faut dire que ce dernier commence avec le débarquement de Christophe Colomb sur les terres du Nouveau Monde, mais sans épouser le point de vue des conquérants : « Frappés d’étonnement, les Arawaks abandonnèrent leurs villages pour se rendre sur le rivage, puis nagèrent jusqu’à cet étrange et imposant navire afin de mieux l’observer ». C’est la première phrase du livre, qui reproduit vite ce que Colomb écrivit plus tard dans son journal de bord : « Ils feraient d’excellents domestiques (…) Avec seulement cinquante hommes, nous pourrions les soumettre tous et leur faire faire tout ce que nous voulons ».Stéphane Bou(1) C’est le titre d’un de ses chapitres, « la résistance ignorée ».(2) Zinn, à 80 ans, y participe autant qu’il le peut, multipliant les conférences et les publications de petits opuscules d’intervention. Voir par exemple, Terrorism and War, an open media book, 2002.(3) Nom de la plus grande chaîne de librairie américaine.Comment définiriez-vous Une histoire populaire des États-Unis, de 1492 à nos jours par rapport à la version de l’histoire du pays que la plupart des Américains apprennent ?La plupart des Américains, compte tenu de l’enseignement de l’Histoire à l’École, s’intéressent surtout à l’histoire des chefs ou des puissants : les présidents, le congrès, la cour suprême, les héros militaires ou les géants de l’industrie comme Rockfeller ou Carnegie Morgan. Et si on leur fait, par exemple, le récit du progrès industriel, c’est sans avoir un mot sur son coût humain… Mon intention dans Une histoire populaire des États-Unis, de 1492 à nos jours était de parler de l’Amérique à partir du point de vue des noirs, des Indiens, des ouvriers, des socialistes, des dissidents de toutes sortes.Parce qu’il a le sentiment qu’une gauche américaine n’existe pas vraiment, un lecteur français de la traduction de votre livre sera surpris par l’importance de la culture d’opposition dans l’Histoire des États-Unis…Peut-être les Français apprennent-ils une même version de l’Histoire des États-Unis que les Américains eux-mêmes, une Histoire où les rapports de forces sont rarement mentionnés. Penser que la gauche américaine ne participe pas de l’identité américaine c’est accepter cette même définition de « l’Amérique » que nos dirigeants politiques défendent et à laquelle ils aimeraient que tout le monde croie. Trop souvent le mot « l’Amérique » sert à signifier la prépondérance ou la puissance politique du pays. Alors que par ce même mot, nous devrions définir le peuple américain dans son ensemble. C’est cette définition tordue qui poussent beaucoup de gens aux États-Unis à dire que la gauche n’est pas patriotique, parce qu’elle critique « l’Amérique ». Mais la gauche ne critique pas « l’Amérique », elle critique l’élite politique et économique qui contrôle le pays…Comment évaluez-vous l’héritage du mouvement de contestation des années 60. Il y a une nostalgie ambiguë qui mélanges des impressions contradictoires de victoires et d’échecs…L’héritage est ambigu mais il est fondamentalement positif. Ceux qui étaient actifs pendant les sixties sont pour la plupart heureux de ce qu’ils ont accompli. Un grand nombre de ces vétérans sont passés par beaucoup de découragement pendant les années 80 et 90, mais il ne faudra pas grand-chose pour raviver leur enthousiasme, comme nous le constatons en ce moment avec l’ampleur que prend le mouvement contre la guerre.Comment placeriez-vous ce mouvement contre la guerre dans la longue histoire des mouvements d’oppositions que vous avez étudié ?Impossible pour le moment d’établir des comparaisons. Mais une chose peut être dite : il a grandi plus vite que tous les mouvements anti-guerre précédents. À cause d’un sentiment de désespoir devant l’imminence de la guerre mais aussi d’exaspération face à l’incroyable propagande de l’administration Bush. Après, la possibilité d’un développement rapide a été donnée par Internet qui a contribué à la mise en place d’un vaste réseau de militants, aux États-Unis comme dans le monde.Est-ce qu’il y aujourd’hui un débat parmi les intellectuels à propos de la guerre qui se prépare ?Je pense que les intellectuels qui soutiennent la guerre aux États-Unis sont une minorité, bien que ce soit à eux que l’on accorde le plus d’attention. Ils sont présents sur les ondes alors que les voix des intellectuels de gauche ne sont pas diffusées par les chaînes de télévision ou de radio. Mais l’expression d’un sentiment anti-guerre est gigantesque parmi les intellectuels américains. Notez qu’ils furent 30 000 à signer la profession de foi de Not In Our Name et notez comment les poètes américains les plus importants ont décliné une invitation de la Maison Blanche, préférant lire leurs œuvres dans des réunions organisées contre la guerre…Pensez-vous que les députés ou le gouvernement s’inquiètent de ces prises de position ?Même s’ils prétendent n’être pas affecté par l’expression de points de vue qui remettent en question les leurs, les dirigeants en place s’inquiètent très certainement de savoir ce que pensent les intellectuels. Pendant la guerre du Vietnam, l’administration de Nixon prétendait ne pas se soucier de toutes les manifestations de contestation. Mais après la guerre, à la lecture des Mémoires de Nixon, on se rend compte à quel point il observait de très près le mouvement pacifiste et l’on peut voir comment, d’une certaine manière, ce mouvement le conduisit alors à devoir repousser certains programmes de bombardement.Propos recueillis par Stéphane Bou et Michael YoungStéphane Bou et Michael Young Charlie Hebdo n°561, mars 2003 Une autre Amérique Nul doute que, si Michael Moore et Howard Zinn n’étaient pas américains l’un et l’autre, M. J.-F. Revel verrait dans les livres Mike contre-attaque (1) et Une histoire populaire des Etats-Unis deux beaux exemples de cet anti-américanisme qu’il pourfend dans le récent – et très médiocre – ouvrage qui encombre en ce moment les rayons de toutes nos librairies. Évidemment, il n’est pas dit que nos deux hommes passent, aux yeux de leurs compatriotes, pour de bons et braves citoyens étasuniens, mais, en tout cas, si j’ignore à quoi ressemble Howard Zinn, ancien professeur d’histoire et de sciences politiques à la Boston University, spécialiste des mouvements populaires américains – et auteur, entre autres, de Emma, une pièce de théâtre en deux actes consacrée à une des grandes figures de l’anarchisme, notre Emma Goldman –, on ne peut rêver plus pur Américain que Michael Moore, avec sa notable surcharge pondérale, ses pantalons à la godille et sa dégaine typiquement made in USA.Mike contre-attaque !Tous ceux qui ont pu le voir à l’œuvre dans les shows de The Big One retrouveront dans Mike contre-attaque son irrésistible humour, bien servi ici par la traduction de Marc Saint-Upéry, qui a su garder le ton propre au personnage. Une bonne partie des textes recueillis dans ce livre sont, en effet, de véritables pièces comiques qui pourraient régaler ces salles pleines où Moore va exercer ses talents de showman, en particulier ces « quelques conseils de survie pour l’Amérique blanche » ou ces remarques indispensables à tout homme qui désirerait échapper à la proche extinction du genre masculin ou encore ces suggestions très particulières pour en finir avec la question irlandaise.Mais, s’il veut mettre les rieurs de son côté, Moore prétend aussi asséner quelques vérités que les « satisfaits » de son pays et les gouvernants qu’ils élisent n’ont guère envie d’entendre. Qu’on lise, par exemple, cette liste accablante, de plus d’une page, de tous les domaines où les « États Stupides d’Amérique » sont le numéro un absolu : n° 1 pour le nombre de millionnaires et de milliardaires, pour le nombre des viols, des exécutions de mineurs, pour le nombre des mères célibataires de moins de vingt ans, n° 1 en matière de dépenses militaires, de victimes d’armes à feu, de consommation de pétrole, etc., etc. À n’en pas douter, ce sont là des faits qui ne doivent guère chatouiller l’orgueil national américain. Notre auteur en cite quelques autres, enfin, qui donnent à voir crûment ce qu’il en est de l’égalitarisme d’une société dont on avait coutume de dire, depuis Alexis de Tocqueville, qu’elle ignorait la division en classes caractéristique des sociétés du Vieux-Continent. Dans le chapitre « Ça s’appelle le C-A-P-I-T-A-L-I-S-M-E », Moore nous remet en mémoire quelques chiffres passablement croquignolets :« Depuis 1979, les 1 % d’Américains les plus riches ont vu leur revenu augmenter de 157 % » dans le même temps que les 20 % les plus pauvres gagnaient 100 dollars de moins par an “qu’au début du premier mandat de Ronald Reagan ». « Les deux cents entreprises les plus riches du monde ont vu leurs profits augmenter de 362,4 % depuis 1983 », rappelle-t-il, en précisant que « pendant ce qu’on a appelé la crise de l’énergie », le profit des quatre principales compagnies pétrolières a fait un bond de 146 %. En outre, 17 % des plus grosses entreprises américaines étaient, aux dernières nouvelles, entièrement exonérées d’impôts. Qui s’étonnera encore d’apprendre que, pendant que les contrôles fiscaux doublaient pour les revenus inférieurs à 25 000 dollars par an, ils diminuaient pour ceux qui se situent au-delà de 100 000 dollars.Et si on n’est toujours pas convaincu qu’on peut faire rire et instruire en même temps, qu’on lise, dans le chapitre « Mon cher George », le bilan que dresse Moore, des premiers mois de l’administration Bush, depuis la réduction de 39 millions de dollars du budget des bibliothèques fédérales jusqu’à la proposition de vendre des zones de forage gazier et pétrolier dans les zones protégées de l’Alaska en passant par la coupe dans le budget des programmes de formation des travailleurs au chômage ou celui qui est alloué à la réhabilitation des logements, etc.Une histoire populaire des Etats-UnisLe livre de Howard Zinn est évidemment d’une autre espèce et, s’il est inspiré par le même esprit contestataire que le précédent, l’auteur n’a pas la prétention de faire rire ses lecteurs mais de leur donner une version non-conforme de l’histoire des États-Unis, fort éloignée des fables colportées par l’histoire officielle. À Kissinger affirmant que « l’histoire est la mémoire des États », H. Zinn répond ceci : « Le point de vue qui est le mien, en écrivant cette histoire des États-Unis, est bien différent : la mémoire des États n’est résolument pas la nôtre », dans une formulation qu’Emma Goldman aurait à coup sûr signée des deux mains. Et, continue-t-il, « l’histoire de n’importe quel pays, présentée comme une histoire de famille, dissimule les plus âpres conflits d’intérêts […] entre les conquérants et les populations soumises, les maîtres et les esclaves, les capitalistes et les travailleurs, les dominants et les dominés, qu’ils le soient pour des raisons de race ou de sexe ». Dans ce monde qui met face à face les victimes et les bourreaux, on comprend aisément que, à l’instar de Camus ou d’Orwell – et à rebours du criminel de guerre (2) cité plus haut –, H. Zinn se range sans hésitation aucune du côté des premiers.Il le fait en passant en revue tous ces mouvements populaires dont l’activité, bien que minimisée ou passée sous silence par les auteurs de manuels scolaires, témoigne de l’existence d’une autre Amérique, d’une Amérique qui fit entendre une voix dissidente dès la Déclaration d’indépendance et au lendemain de cette « étrange révolution » qui proclama le droit de tous à la « poursuite du bonheur ». Les pages que H. Zinn consacre au contenu de la Constitution font justice d’ailleurs des mérites que l’histoire officielle accorde aux pères Fondateurs, en particulier d’avoir élaboré des institutions qui devaient assurer « l’équilibre des forces concurrentes afin qu’aucune d’elles ne puisse dominer l’autre ». Aux yeux de notre auteur, c’est surtout d’équilibre entre les seules « forces dominantes de l’époque » dont les Fondateurs étaient véritablement soucieux : « ils ne souhaitaient certainement pas rééquilibrer les rapports entre maîtres et esclaves, entre possédants et démunis, entre Indiens et Blancs ». Quant aux femmes, il note qu’elles sont purement et simplement « oubliées » dans les documents fondateurs de la nouvelle République.C’est à tous ces « oubliés » du rêve américain qu’est consacré l’essentiel de ce passionnant ouvrage. Aux femmes, qui forment le « groupe dominé le plus intime et le plus proche de la sphère domestique », dont le chapitre « Les opprimées domestiques » retrace le long combat pour l’égalité, parallèle à la lutte anti-esclavagiste. Aux Indiens, qui, eux, composent le groupe le plus externe et étranger à la société américaine. Aux Noirs et à « l’émancipation sans liberté » qui suivit la victoire du Nord sur les États esclavagistes à l’issue de la guerre de Sécession (3). Enfin, aux classes dominées et à leurs interventions au cours du XIXe siècle : mouvement Anti-Loyers animé par les petits fermiers blancs de l’État de New York, révolte dite « de Dorr » contre l’accaparement, dans le Rhode Island, du droit de vote par les seuls propriétaires terriens, toutes choses ignorées par les manuels d’histoire destinés aux enfants des écoles. Dans le chapitre « L’autre guerre civile », le lecteur trouvera le récit des luttes du mouvement ouvrier américain dès sa naissance dans les années 1830, que prolongent les chapitre XI ( « Les barons voleurs. Les rebelles » ) – qui relate en particulier l’épisode, fameux celui-là, du 4 mai 1886 au Haymarket Square de Chicago – et XIII ( « Le défi socialiste » ), où H. Zinn évoque, avec une sympathie non dissimulée, les principaux épisodes de l’histoire des IWW, le syndicat révolutionnaire américain, à partir de sa création en 1905.Malgré toute la bonne volonté de son auteur, il n’est pas sûr que l’ouvrage reste fidèle jusqu’au bout au projet annoncé d’une histoire des mouvements populaires. Quand ceux-ci s’étiolent peu à peu après les grandes mobilisations des années 1960-70, H. Zinn penche plutôt pour une sorte d’histoire critique du pouvoir – c’est clairement le cas des derniers chapitres bien que H. Zinn relate dans l’un d’eux la naissance du mouvement dit d’anti-mondialisation à Seattle –, ce qui ne l’empêche pas de rapporter aussi « la résistance ignorée » qui va du début des années 1980, avec les manifestations pacifistes et anti-nucléaires, jusqu’aux premières années de la décennie suivante, au cours d’une époque qui voit cependant l’affaiblissement d’un syndicalisme déjà passablement désarmé.On pourrait faire grief à l’auteur de l’optimisme affiché dans le chapitre « L’imminente révolte de la Garde » – H. Zinn se réfère en l’occurrence aux classes moyennes du pays – s’il n’avait pris garde de préciser qu’il s’agit bien moins de prophétisme que d’espoir, de l’espérance de voir enfin « la population unie dans sa volonté d’opérer de vrais changements ». Et c’est pourquoi l’historien résolument engagé qu’il est a tenu à conclure son livre par un plaidoyer pour ce qu’il appelle « un socialisme de voisinage échappant aux hiérarchies de classe et aux dictatures autoritaires qui ont usurpé le nom de « socialistes ».Un belle conclusion, donc, pour un livre indispensable qui montre tout ce que cache l’unanimité de façade fabriquée par les puissants, en ôtant du coup toute pertinence à ces accusations d’anti-américanisme qu’on porte contre quiconque s’avise de critiquer la politique étrangère ou le régime social des États-Unis.(1) Michael Moore, Mike contre-attaque ! Bienvenue aux États Stupides d’Amérique, La Découverte, 2002.(2) On lira là-dessus Les Crimes de monsieur Kissinger de Christopher Hitchens (éditions Saint-Simon, 2001), dont nous avions rendu compte pour Le Combat syndicaliste.(3) H. Zinn évoque (p. 273-274) les émeutes de juillet 1863 contre la conscription qui ont donné matière au film de Martin Scorsese, Gangs of New-York. M. Chueca Combat syndicaliste, 16/01/2003 Il était une autre fois l'Amérique En redonnant la parole aux victimes et oubliés de l’expansionnisme américain – Indiens, Noirs, Chicanos, ouvriers, vétérans du Vietnam… –, Howard Zinn dresse une histoire parallèle de la terre des libertés, bâtie sur le sang et l’exploitation. Un monumental pied de nez à la mémoire officielle.Le livre s’ouvre sur une somptueuse image d’Épinal. Christophe Colomb, amiral de la mer Océane, cingle vers les Amériques à bord du Santa María. Et accoste, ce 12 octobre 1492, dans une île de l’archipel des Bahamas où les indigènes, les Arawaks, au corps nu et hâlé, s’empressent de l’accueillir. Ceux-ci, très intrigués, ont abandonné leurs villages pour se rendre sur le rivage. Les voici qui nagent autour du navire et, une fois à terre, entourent son commandant et son glorieux équipage, leur offrant de l’eau, de la nourriture et de nombreux présents. Mais l’image se déchire très vite quand l’auteur cite le journal de bord de Colomb : « Bien charpentés, le corps solide et les traits agréables... Ils feraient d’excellents domestiques… Avec seulement cinquante hommes, nous pourrions les soumettre tous et leur faire faire tout ce que nous voulons. » C’est d’ailleurs ce à quoi va s’employer le « premier émissaire de la civilisation occidentale », qui se saisit par la force de quelques indigènes pour leur poser la question qui lui brûle les lèvres : où est l’or ?Quelque temps plus tard, dans le rapport très exalté qu’il destine à la cour de Madrid, Colomb n’hésite pas à promettre à leurs majestés « autant d’or qu’ils en auront besoin... et autant d’esclaves qu’ils en exigeront ». De l’or, il n’en trouvera pas beaucoup. Mais des esclaves… À Haïti, où Colomb avait dès l’origine fait construire un fortin, « première base militaire de l’hémisphère occidental », vivaient quelque 250 000 indigènes. En 1515, il n’en restait plus que 15 000. Et, en 1650, plus un seul : tous les Arawaks avaient disparu de l’île, déplacés, morts à la tâche ou des suites de mauvais traitements. « C’est ainsi qu’a commencé, il y a cinq cents ans, l’histoire de l’invasion européenne des territoires indiens aux Amériques », conclut l’auteur. « Pourtant, à en croire les manuels d’histoire fournis aux élèves américains, tout commence par une épopée héroïque – nulle mention des bains de sang – et nous célébrons aujourd’hui encore le Columbus Day. »Les amateurs de westerns et de chevauchées fantastiques – la chute de Fort Alamo –, de chromos flamboyants – les généraux Rochambeau et Washington préparant le siège de Yorktown en 1781 – ou de contes et légendes unanimistes – le peuple américain dressé comme un seul homme pour défendre la liberté partout dans le monde – seront sans doute décontenancés par cette Histoire populaire des États-Unis, monumental pied de nez à l’autre, beaucoup plus connue, conformiste et bien-pensante. Son auteur, Howard Zinn, qui a enseigné l’Histoire et les sciences politiques à l’université de Boston, dont il est aujourd’hui (à 80 ans) professeur émérite, ne cache d’ailleurs pas son parti pris. Contrebalancer le point de vue classique, celui des gouvernants, des conquérants, des diplomates et des dirigeants. « Comme si les pères fondateurs ou Jackson, Lincoln, Wilson, Roosevelt, Kennedy et autres éminents membres du Congrès et juges célèbres de la Cour suprême incarnaient réellement la nation tout entière ; comme s’il existait réellement une entité appelée "États-Unis". » Face à cette mémoire officielle, c’est une autre que l’auteur tente d’établir. Celle des Indiens, des ouvriers d’usine, des femmes, des grévistes, des sans-travail, des Noirs et des Chicanos, des GI du Vietnam, tous ceux dont la parole a été si longtemps occultée. Au fameux « L’histoire est la mémoire des États » de Henry Kissinger Howard Zinn réplique en racontant « l’histoire de la découverte de l’Amérique du point de vue des Arawaks, l’histoire de la Constitution du point de vue des esclaves, celle d’Andrew Jackson vue par les Cherokees, la guerre de Sécession par les Irlandais de New York, celle contre le Mexique par les déserteurs de l’armée de Scott, l’essor industriel à travers le regard d’une jeune femme des ateliers textiles de Lowell », etc.Pendant 800 pages, l’Histoire populaire des États-Unis déborde ainsi d’informations, fourmille d’anecdotes, vibre de mille mémoires relatant aussi bien les épisodes les plus marquants que des faits infimes particulièrement éclairants. Zinn relate, par exemple, la révolte anti-loyers qui opposa, à l’automne 1839, les fermiers de la vallée de l’Hudson à leurs propriétaires adossés à un système foncier hérité des Hollandais, qui, au XVIIe siècle, régnaient sur la colonie de New York. Ou, à travers le témoignage de l’une d’entre elles, les conditions de travail des ouvrières des ateliers de confection au début du XXe siècle. Pas d’autre lumière que celle des brûleurs à gaz allumés jour et nuit. Pas d’eau potable. Des souris et des cafards. Des ateliers glacials l’hiver, et brûlants l’été. Et tout cela de soixante à quatre-vingts heures par semaine. « Samedis et dimanches compris ! Le samedi après-midi, ils accrochaient un écriteau qui disait : "Si vous ne venez pas dimanche, pas la peine de venir lundi". » Cinquante ans plus tard, en 1956, c’est le combat des Noirs de Montgomery, capitale de l’Alabama, contre la ségrégation dans les transports municipaux, que raconte encore l’historien des mouvements populaires. Le boycott des bus. Et, en représailles, la bombe déposée au domicile de Martin Luther King, un des principaux responsables de la révolte.Histoire parallèle, contre-manuel d’Histoire, comme on voudra, l’ouvrage de Howard Zinn déboulonne les statues, démonte les mythes, traque les idées reçues, invitant le lecteur à modifier son regard, à remettre en perspective des événements qu’il croyait bien connaître. Remarquablement vivant, écrit d’une plume alerte – Howard Zinn est aussi auteur de théâtre –, il s’appuie sur de nombreuses sources inédites et non officielles : articles de journaux, correspondances particulières, chansons populaires… Et brosse, au final, le portrait d’une société américaine profondément inégalitaire où, aujourd’hui encore, « 1 % de la population détient un tiers de la richesse nationale ». D’inspiration marxiste, non doctrinaire – l’auteur ne se prive pas de pointer les contradictions des mouvements populaires qu’il étudie –, le livre de Howard Zinn s’efforce de montrer tout au long de l’Histoire des États-Unis, qui est aussi celle de l’expansion capitaliste, la réalité concrète d’une lutte des classes que la nation américaine officielle s’est toujours employée à nier.Ouvrage scientifique de référence aussi bien que réflexion politique, cette Histoire populaire des États-Unis est désormais classique outre-Atlantique, où elle s’est déjà vendue à près d’un million d’exemplaires depuis sa première édition en 1980 (régulièrement mise à jour depuis). Sa publication en France, grâce aux efforts d’un « petit » éditeur marseillais, les éditions Agone, est un événement que des maisons plus importantes n’ont, curieusement, pas su saisir. Michel Abescat Télérama, 21/12/2002 Cet ouvrage, maintes fois réédité outre-atlantique depuis 1980 (et complété au fil des rééditions), mais traduit pour la première fois, étudie les rapports entre le peuple des États-Unis et des élites qui le gouvernent depuis les origines de l’impitoyable domination blanche. Il est étayé par une énorme bibliographie et un choix de citations particulièrement judicieux. On y voit vivre et lutter, dans une « société de classe » dure et violente, les anonymes et les sans grades, paysans, ouvriers, femmes, indiens, Noirs, immigrants et parfois couches moyennes. Ils ont résisté bien plus qu’on ne le croit à la politique intérieure et à la politique extérieure expansionniste que l’hégémonie d’une minorité richissime à générée depuis le XIX ème siècle. Si « Wall Street possède ce pays », ses habitants n’ont cessé de montrer qu’ils aspiraient à autre chose. Le lecteur sortira de ce livre vivant et bien traduit, convaincu de l’absurdité de l’accusation d’antiaméricanisme couramment portée de ce côté-ci de l’Atlantique contre ceux qui ont l’audace de critiquer l’impérialisme américain. Il n’est pire critique qu’un historien américain informé.Annie Lacroix-Riz Le Monde diplomatique, décembre 2002 Vers une nouvelle alliance contre les puissants ? Depuis une quinzaine d’années, on assiste, aux Etats-Unis, à une remise en question fondamentale de l’histoire. Ce renouveau s’est manifesté dans des études ponctuelles sur l’esclavage et la reconstruction (1), la période révolutionnaire (2), la formation du « capitalisme politique » (3), ainsi que dans l’analyse de l’expansion territoriale (la conquête de l’Ouest) perçue comme la première étape de l’impérialisme américain (4). En commun, dans ces ouvrages, le refus de la simplification : pour ces historiens, l’esclave, par exemple, n’est pas le « Sambo » détruit par l’univers concentrationnaire de la plantation, ni le « super-africain » qui affirme son identité conquérante dans l’adversité, mais un « afro-américain » dont les comportements complexes relèvent simultanément de l’accommodation et de la résistance. En commun aussi la volonté d’une approche globale où la réalité est saisie dans sa multiplicité : la dimension économique est essentielle, mais non moins fondamentales les dimensions politique, sociale, militaire, idéologique et culturelle. Tous ces éléments sont imbriqués les uns aux autres, ils conservent néanmoins une relative autonomie.Une autre constante est la volonté d’exprimer le point de vue – habituellement occulté – de l’opprimé : l’Indien, le Noir, le Chicano, le Portoricain, le minoritaire ethnique, mais aussi le soldat, le prisonnier, le gréviste, le sans-travail et la femme. On recourt à des sources non officielles, ignorées ou sous-utilisées jusqu’à une date récente : récits d’esclaves, confessions de prisonniers, correspondance de militaires, journaux de femmes, biographies et autobiographies, auditions publiques et autres documents appartenant à la tradition orale. On s’intéresse davantage aux mouvements populaires et aux modalités d’action – et cela dès le début de l’histoire américaine : grèves paysannes et ouvrières, boycottage par des locataires et des consommateurs, formes multiples de désobéissance civile, organisations de base (grassroot movments), tentatives de création d’un troisième parti politique, liens entre luttes syndicales et actions communautaires, etc.Le nouveau livre de Howard Zinn A People’s History of the United States (5) incarne toutes ces tendances. Une histoire du peuple, par le peuple, pour le peuple. Pour Zinn, l’histoire est la « mémoire du peuple » et non pas, comme pour Henry Kissinger, la « mémoire des États » (6). C’est aussi la première synthèse qui propose, à partir des centaines d’études spécialisées, une vision d’ensemble de la politique intérieure et étrangère des Etats-Unis, du débarquement de Christophe Colomb en 1492 à l’embarquement dans l’austérité de l’année 1980. Destiné notamment à un public étudiant, ce livre apparaît comme un contre-manuel par le choix du point de vue, la nature des matériaux présentés et, surtout, par la conception créatrice de l’histoire qui le sous-tend. Plus encore que leurs équivalents français, les manuels américains – comme le démontre brillamment Frances Fitzgerald dans America Revised (7) – déforment l’histoire selon les exigences idéologiques et les modes du moment, manipulent les enfants plutôt qu’ils ne les informent, et surtout vident l’histoire de son potentiel de subversion en niant l’impact du passé sur le présent et le futur. Cette conception aplatie de l’histoire, montrée comme un présent toujours renouvelé, encourage le statu quo. Le livre de Zinn, au contraire, contraint le lecteur à tirer les leçons du passé.C’est un défi que de vouloir combiner trois conceptions réputées contradictoires : l’histoire comme science, l’histoire comme éducation politique, l’histoire comme morale. C’est pourtant ce que tente Howard Zinn de livre en livre, la première fois dans S.N.C.C. (8) à propos des nouveaux abolitionnistes qui luttent pour les droits civiques des Noirs dans le Sud des années 1960. Un même idéal l’anime lorsqu’il organise, avec Noam Chomsky et Dave Dellinger, le mouvement contre la guerre au Vietnam. Aujourd’hui, il est menacé de licenciement, ainsi que quatre autres professeurs titulaires de l’université de Boston, pour s’être opposé à une administration universitaire chaque jour plus autoritaire qui censure les journaux étudiants, refuse les procédures légales de syndicalisation des personnels enseignants et administratifs et cherche à confisquer, les uns après les autres, les acquis des années 60. Le chercheur, le citoyen, l’être moral sont pour lui indissociables.Ce livre sera sans doute critiqué par les historiens « objectifs », choqués par le parti ouvertement pris par l’auteur. Il le sera également par les « intégristes du marxisme », irrités par une interprétation pluridimensionnelle qu’ils trouveront équivoque. Zinn refuse le système d’explication unique, et parfois les détails s’accumulent, contradictoires. Des lignes de force émergent néanmoins : la réalité de la lutte des classes – dans un contexte sensiblement différent du nôtre ; la permanence de la résistance du peuple ; l’adaptabilité des techniques de contrôle social ; l’incertitude, mais aussi la nécessité du combat. Les jeux ne sont jamais faits. Cette histoire du peuple américain est précieuse en cette aube d’une décennie marquée par des politiques de restructuration idéologique autant qu’économique et sociale. Signe des temps, la multiplication des histoires (et des films) qui montrent que la guerre au Vietnam n’a été qu’une « erreur malheureuse ».Ceux que l’on exclut, ceux que l’on courtise Le « peuple », pour Zinn, c’est le contraire de l’élite qui possède, contrôle et gouverne. Il comprend ceux que l’élite exclut d’emblée : la majorité des Noirs, des Indiens, des pauvres – considérés comme une menace permanente à l’ordre. Il comprend également ceux que l’élite courtise et cherche à intégrer par le jeu éternellement renouvelé de la concession et de la répression : la fraction la plus aisée des travailleurs des villes et des campagnes, et les « cols blancs ». Les cloisons ne sont pas étanches entre ces classes qui rappellent un « lumpenproletariat » multiracial et une « aristocratie ouvrière » élargie aux artisans et aux petits commerçants. Le système peut absorber certains éléments du premier groupe et améliorer la condition du second, selon l’état économique de la nation et l’intensité des revendications populaires. C’est sa force et sa faiblesse, car les exigences peuvent devenir trop coûteuses, la politique de division sur laquelle est fondé le pouvoir de l’élite peut être déjouée. L’histoire américaine est une variation sur ce thème avec, d’un côté, ceux qui encouragent la division, de l’autre, ceux qui cherchent à la dépasser. Les facteurs de fragmentation sont ici plus nombreux : les distinctions de classe recoupent celles des ethnies (immigrants), des races et des sexes.Les Indiens constituent la première composante du peuple, la plus inquiétante, la plus étrangère, la plus irréductible. Leur histoire se confond avec la genèse de l’idéologie occidentale : les historiens officiels admettent que les Indiens ont souffert et même qu’ils ont été victimes d’un génocide injuste, mais c’était le prix (nécessaire) d’un progrès (inévitable). La relation est donc naturelle, voire fatale, entre progrès et destruction.Les Indiens fournissent la terre, les Noirs la main-d’oeuvre : dix à quinze millions d’Africains sont importés aux Amériques avant la fin du dix-septième siècle, et l’on estime que l’Afrique perd quelque cinquante millions d’hommes et de femmes au cours des siècles où se constitue le monde occidental moderne. Aux États-Unis, dès l’origine, l’élite pratique délibérément la division. On envoie les Noirs se battre contre les Indiens dans le Sud. On punit les rapports entre Noirs et Blancs : en Virginie, une loi de 1661 condamne « tout serviteur blanc qui s’est enfui avec un Noir à fournir plusieurs années de travail gratuit au propriétaire de l’esclave fugitif ». En 1691, une autre loi prévoit le « bannissement de tout homme ou femme de race blanche et libre qui épouse un Noir, un mulâtre, un Indien, homme ou femme, libre ou non ». Dans une lettre, en 1738, le gouverneur de Caroline du Sud précise que la « politique de son gouvernement a toujours été de créer de l’aversion entre les Indiens et les Noirs ».Troisième composante de la classe des opprimés, nombreuse et militante dès l’origine, la masse des Blancs pauvres : les sans-terre (journaliers ou petits métayers), les petits propriétaires terriens, les ouvriers des villes, les serviteurs blancs (indentured servants), les chômeurs déjà nombreux. La mobilité sociale est faible : les statistiques montrent que, après s’être libérés de leur contrat de travail, 10 % des esclaves blancs deviennent petits artisans, 10 % petits métayers, mais que 80 % d’entre eux restent ouvriers ou journaliers ou qu’ils retournent dans leur pays d’origine. Quant aux petits fermiers blancs, ils sont pris, dès le dix-septième siècle, dans l’engrenage de l’exploitation ; les Indiens sont harcelés par ces modestes hommes de la frontière, eux-mêmes imposés et contrôlés par l’élite de Jamestown. Pourtant des révoltes éclatent, puissantes mais aussi ambiguës : la plus célèbre – la « rébellion de Bacon » en 1676, un siècle avant la Déclaration d’Indépendance – est organisée par de petits fermiers auxquels se joignent des esclaves blancs et noirs, mais elle est tournée autant contre les Indiens, occupants des terres vierges convoitées, que contre les grands propriétaires terriens anglais ou américains.Les schémas de contrôle socialLa stratégie de base consiste, pour l’élite, à structurer, destructurer, restructurer les rapports sociaux et à imposer un contrat social fondé simultanément sur la division et l’intégration. Pour le peuple, il convient, au contraire, de résister à ces pratiques, de prendre conscience des intérêts communs, d’obtenir des concessions sans se laisser séduire par un consensus artificiel. Du côté du pouvoir, il ne s’agit pas d’une conspiration consciente, mais plutôt de l’accumulation de réponses tactiques qui se transforment, au vingtième siècle, en une stratégie d’ensemble, ainsi qu’en témoignent l’élaboration et la mise en place, par le grand capital et par l’État, du réformisme libéral dès avant la première guerre mondiale, puis du New Deal rooseveltien et autres « accords » sociaux, enfin d’une politique de planification capitaliste avec le président Nixon.À l’époque pré-révolutionnaire, les objectifs de l’élite sont complexes : mater les rébellions populaires (ce qui fut fait avec une violence exemplaire dans le New-Jersey, en 1740, lorsque des paysans libèrent leurs camarades emprisonnés pour avoir refusé de payer le loyer des terres) ; détourner les paysans assoiffés de terre de l’alliance qui se dessine avec les Anglais contre les Américains (la réussite n’est que relative, notamment dans la vallée de l’Hudson) ; canaliser les masses que l’on a préalablement incitées à résister aux impôts de la Couronne mais qui veulent aller plus loin (ce fut le cas des Bostoniens qui détruisent, en 1765, la propriété du collecteur d’impôts) ; accorder aux ouvriers spécialisés et aux artisans, en plus des concessions économiques, des libertés politiques qui ne remettent pas en cause les structures de classe.C’est dans ce contexte qu’apparaît une arme nouvelle : la rhétorique révolutionnaire. Ce discours doit tout à la fois soulager la tension entre les classes sociales et mobiliser les masses contre les Anglais. Patrick Henry, Thomas Paine, Jefferson en sont les créateurs et les maîtres. On proclame le droit – le devoir – de révolte contre toute tyrannie, les limites du pouvoir d’Etat considéré comme un mal nécessaire, le contrôle de ce pouvoir par le peuple, le droit de tout peuple à l’autodétermination, etc. Peu importe le nombre des exclus. Peu importent les révoltes que l’on tait. Peu importent les contradictions à venir d’une Constitution résolument centraliste. L’essentiel est qu’aucune classe sociale nouvelle n’accède au pouvoir avec la révolution.Dans les années 1830-1840, Henry Jackson poursuit cette opération idéologique : il glorifie le « common man », l’« homme démocratique » également chanté par Walt Whitman, l’Américain aux possibilités illimitées. Chacun se complaît dans cette image – en particulier les nouveaux travailleurs urbains, en col blanc, qui émergent dès cette période, vêtus comme des bourgeois, moins mal payés que les « cols bleus », alliés tout désignés de l’élite. Mais c’est à Lincoln que revient le privilège de fondre la rhétorique révolutionnaire et démocratique en une rhétorique nouvelle, celle de l’union. Lincoln n’est ni pour ni contre l’esclavage, même si l’ambiguïté de son discours – souvent double – permet à chacun d’y trouver ce qu’il souhaite ou ce qu’il craint. Poussé dans ses retranchements par un journaliste du New York Tribune, il établit en 1862 la commode distinction entre son « devoir d’État » (l’Union) et son « souhait personnel » (l’émancipation). Le seul conflit véritable est celui qui oppose deux élites, celle du Nord et celle du Sud. Et la seule urgence est la mobilisation des masses afin de défendre l’unité nationale.C’est autour du concept d’unité, d’intégrité, de sécurité nationale – associé à l’idéal d’autodétermination – que s’organise le consensus en périodes d’avant-guerre. Les ressemblances sont frappantes dans les discours et les grands moyens d’information, quel que soit le conflit : guerre d’indépendance, guerre contre le Mexique, guerre contre l’Espagne, guerres contre l’Allemagne. L’exemple le plus frappant concerne Cuba : le peuple américain est convaincu qu’il va se battre pour libérer les Cubains du colonialisme espagnol. Au même moment, le président McKinley précise dans une correspondance privée : « Nous devons considérer cette intervention (à Cuba) comme rien de moins qu’une déclaration de guerre des États-Unis contre les révolutionnaires cubains. » Peu avant, en 1897, en pleine crise économique et en plein conflit social, Theodore Roosevelt écrit à un ami : « Entre vous et moi, je considère que toute guerre, ou presque, serait bienvenue. Notre pays a besoin d’une guerre. »Mémoire des opprimésD’autres pratiques de contrôle social sont démontées par Howard Zinn : le recours à la loi pour favoriser l’accumulation du capital ou pour pacifier le peuple. La Cour suprême prend des libertés avec la Constitution au nom du droit des États. L’exécutif refuse d’appliquer une décision de la Cour suprême (le président Jackson, par exemple). Les États violent en toute impunité les amendements de la Constitution qui garantissent la liberté des Noirs, etc. Le mensonge présidentiel a de lointains antécédents : le président Polk n’hésite pas à inventer l’incident qui va lui permettre d’intervenir au Mexique ; il affirme néanmoins devant le Congrès que l’armée américaine n’a fait que réagir à l’agression mexicaine. Le rituel de la répression se répète inlassablement : police, milice, troupes fédérales. L’État est au coeur du système. Comme le montre Claude Julien dans le Rêve et l’Histoire (9) – cette autre contre-interprétation de deux siècles d’Amérique, – l’État prend le parti du capitalisme contre la démocratie, de l’ordre contre la liberté, du racisme contre l’égalité.L’apport le plus original de Zinn est, sans aucun doute, sa fidélité à la mémoire du peuple. Une mémoire riche, concrète, contradictoire, qui ne cède ni à la complaisance ni à l’autosatisfaction. L’objectif est de montrer, sans illusion excessive, la permanence d’un pouvoir populaire, l’épaisseur d’un passé qui doit instruire le présent, la nature de luttes qui sont à la fois des réponses défensives à la répression et des manifestations actives et authentiques de la culture du peuple.Quelle mémoire ? Celle des Indiens, bien sûr, dont on a beaucoup parlé dans les années 60 : mémoire de traités violés, de terres spoliées, de cultures détruites, de résistance spirituelle. Celle des Noirs, faite de soumissions apparentes, de cadences brisées, de révoltes armées. Celle des victimes de ce que Zinn appelle l’« autre guerre de sécession » – les esclaves blancs, les petits fermiers, les journaliers, etc. –, dont les luttes ponctuent l’ordre établi : dans les seize années qui suivent la rébellion de Bacon, on ne dénombre pas moins de dix-huit révoltes contre les gouvernements coloniaux, six soulèvements noirs et quarante rébellions diverses. Pourtant, les manuels scolaires continuent à ignorer la réalité des luttes de classes.La mémoire du peuple est aussi celle des « intimement opprimés ». En mars 1776, Abigail Adams écrit à son époux John Adams, futur président des États-Unis : « N’oubliez pas les dames ! » La conscience de l’oppression est ancienne et les formes de résistance infinies : en 1819, devant la législature de l’État de New-York, Emma Willard s’oppose à Jefferson, à sa conception de l’éducation féminine, « exclusivement destinée à apprendre aux femmes à déployer les charmes de la jeunesse et de la beauté ». Dès la guerre révolutionnaire, les femmes se sentent manipulées : un magazine offre un prix au meilleur essai sur le thème suivant : « Comment la femme américaine peut-elle le mieux prouver son patriotisme ? » Quelques décennies plus tard, une première version de l’idéologie de la domesticité apparaît dans la presse féminine avec le slogan « séparée mais égale » – formule que l’on proposera ultérieurement aux Noirs. L’année 1840 voit la première déclaration d’indépendance des femmes. La participation féminine est intense dans le mouvement abolitionniste, celle des femmes noires en particulier.La mémoire du peuple est encore celle des soldats-prolétaires que l’on invite, d’abord à contre-coeur, à se battre pour l’indépendance. Ils s’engagent. Ils se mutinent lorsqu’ils apprennent, par exemple, que leurs officiers, eux aussi déçus, se voient promettre une demi-solde à vie, après la guerre. Leurs camarades noirs se mutinent lorsqu’on leur demande, quelques décennies plus tard, de tirer sur les Philippins, hommes, femmes et enfants au-dessus de sept ans. Beaucoup de soldats noirs désertent, et certains vont combattre aux côtés des Philippins, leurs frères de couleur. Les mutineries blanches et noires sont fréquentes, ainsi que les révoltes populaires contre la conscription que les riches réussissent à éviter. Mais de tout cela, point de trace dans l’histoire officielle.Dans cette étude, qui n’est jamais systématique, deux constantes s’affirment, irréductibles et antagonistes : d’une part, l’inépuisable capacité de résistance d’hommes et de femmes en apparence impuissants, et en apparence satisfaits de leur sort ; de l’autre, les ressources infinies d’un système de contrôle, le plus ingénieux de l’histoire du monde. Avec leurs réserves en matières premières, en talents, en main-d’oeuvre, les États-Unis peuvent distribuer assez de richesse à assez de gens pour limiter le mécontentement à une minorité rebelle.Nombreuses sont les ruses du pouvoir : « syphonage » des revendications par les partis politiques, intégration des élites populaires, intériorisation de la responsabilité de l’échec. (« Si vous êtes pauvres, déclarait un jour le romancier Vonnegut, c’est que vous n’avez pas su être riches ! ») Nombreuses, les ambiguïtés des forces progressistes : par exemple, face aux interventions expansionnistes, les travailleurs, les organisations syndicales et même les partis socialistes finissent par céder à la fatale union entre guerre et prospérité...Howard Zinn n’est pourtant pas sans espoir. La « classe moyenne » que l’élite cherche à s’allier depuis l’époque prérévolutionnaire, la « classe-tampon » qu’elle dresse contre les pauvres, les immigrants, les minorités raciales, la « nouvelle classe ouvrière » – aujourd’hui constituée par les ouvriers spécialisés, les « cols bleus », les « cols blancs », auxquels se sont joints les enseignants, les fonctionnaires fédéraux et municipaux, les cadres moyens et moyennement supérieurs – est en train de se lézarder. Les « gardiens du système » sont eux aussi victimes de l’inflation, du chômage, de la réduction du niveau de vie. La crise de confiance dans les institutions (qui inquiète si profondément les néo-conservateurs américain) atteint la classe moyenne et non plus seulement les déshérités. La division internationale du travail menace ses acquis. Elle profite de moins en moins du pillage du tiers-monde. Comme la classe inférieure, elle commence à souffrir des politiques sociales entraînées par la crise fiscale des villes et de l’État. L’alliance plus que bicentenaire entre l’élite et la classe moyenne va-t-elle céder le pas à une alliance nouvelle entre la classe moyenne et celle des exclus sociaux, ethniques et raciaux ? Ou sera-t-elle maintenue grâce à quelques concessions symboliques et peu coûteuses, grâce aussi au renouveau de la rhétorique de l’union, de la sécurité, de la démocratie et du patriotisme ? Va-t-on assister, comme l’espère Howard Zinn, à la révolte des gardiens ou, au contraire, à la mise au pas de la garde ?© SA Le Monde diplomatique – CEDROM-SNi inc. 2000. Tous droits réservés.Notes(1) Lire P. Dommergues, « L’esclavage dans le développement de la société et de l’économie américaine », Le Monde diplomatique, février 1976.(2) Voir le dossier « Capitalisme et inégalités. Deux siècles d’expérience aux États-Unis », Le Monde diplomatique, juillet-août 1976.(3) Lire P. Dommergues, «Contestation de l’histoire aux États-Unis », Le Monde diplomatique, mars 1977.(4) Ibid.(5) Howard Zinn, A People’s History of the United States, Harper & Row, New-York, 1980.(6) Henry Kissinger, A World Restored.(7) Frances Fitzgerald, America Revised, Atlantic Little Brown, Boston, 1979.(8) Howard Zinn, S.N.C.C. : The New Abolitionists :, Beacon Press, Boston, 1964 ; Vietnam, the Logic of Withdrawal, Beacon Press, Boston, 1967 ; Disobedience and Democracy, Random House, New-York, 1968 ; The Politics of History, Beacon, Boston, 1970 ; Postwar America, Bobbs-Merrill, New-York, 1973 ; Justice in Everyday Life, W. Morrow, New-York. 1974.(9) Claude Julien, Le Rêve et l’Histoire, Grasset, Paris, 1976. Pierre Dommergues Le Monde diplomatique, avril 1980